Gustave Lanson, L'art de la prose (pdf)

On ne sait pas très bien à quoi il pense,
mais ça n'a pas l'air de le faire tellement rire...
Y a-t-il un art de la prose ? Peut-il y avoir un art de ce qui n'a pas de réalité positive ?  (Lanson)

        C'est en relisant le premier chapitre La langue littéraire, une histoire de la prose en France (sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat) que Marcel découvre le livre que Gustave Lanson (1857-1934) a autrefois consacré à l'art de la prose (1908). Réfléchir aux pratiques langagières des grands écrivains mais aussi décrire les possibilités ouvertes à la langue par l'usage de la prose (dont le statut est "discursif et social" selon Gilles Philippe), revient à faire de la langue littéraire un objet d'étude à part entière. C'est ce que s'efforce de faire Lanson en réfléchissant soit différentiellement à la prose — elle est l'autre de la poésie et notamment du vers — soit intrinsèquement par la recherche des outils spécifiques dont dispose la phrase française pour devenir prose d'art
        Lanson définit celle-ci  par le traitement poétique du langage comme le feront plus tard les formalistes. D'ailleurs, on repère assez vite dans son analyse des couples d'opposition tels que prose-vitre/ prose d'art ou prose normative/prose d'écart[1]. Mais quelles que soient les limites de l'étude de Lanson, elles nous intéressent comme premier effort pour tenter de circonscrire cette nébuleuse qu'on appelle "art de la prose". Marcel reproduit le premier chapitre de l'ouvrage. On peut consulter la totalité sur Gallica : Gustave Lanson, l'art de la prose

[1] On renvoie à l'analyse proposée par Michel Sandras, "La prose d'art selon Gustave Lanson" in Littérature n°104, 1996 Michel Sandras analyse de la prose d'art selon Lanson

  • Pour mémoire : Gustave Lanson (1857-1934) est un universitaire français considéré comme le fondateur de l'histoire littéraire. Il met en effet au point une méthode d'investigation critique basée sur la recherche minutieuse des sources, l'établissement des faits, les investigations de détail. Erigée en système par certains de ses successeurs, son approche, assez souple et ouverte, dérive vers ce qu'on a appelé le "lansonisme", terme péjoratif pour désigner une méthode à l'érudition pointilliste et sans perspective.

CHAPITRE PREMIER 
Y A-T-IL UN ART DE LA PROSE? 

II y a un art des vers personne n'en doute. Mais y a-t-il un art de la prose ? Il n'est pas superflu de se le demander, et il ne serait pas absurde d'en douter. 

Peut-il y avoir un art de ce qui n'a pas de réalité positive ? La prose se définit négativement : c'est tout ce qui n'est pas vers. M. Jourdain demandant à Nicole ses pantoufles ; Nicole, à la Halle, marchandant un poisson ; la dame de la Halle aux poissons versant, sur la cliente, son vocabulaire aussi salé que la marée, font de la prose, parce qu'ils ne font pas des vers, parce qu'ils n'insinuent pas, dans l'échange des paroles, un souci d'art. 

Mais on peut tout de suite restreindre le sens du mot par une distinction : on peut, excluant le langage pratique des négoces humains, réserver le nom de prose à la parole, écrite ou oratoire, dont les monuments constituent, avec la poésie, ce qu'on appelle la littérature d'une nation. Là encore, la définition première est négative : la littérature en prose est celle dont la forme n'est pas soumise aux lois du vers ; on ne trouvera pas un autre caractère universel que cette négation, qui convienne à toutes les proses.

Historiquement, la prose littéraire n'est pas, comme on pourrait le croire, antérieure au vers, mais postérieure : ce qui est avant le vers, c'est le langage naturel et pratique, émotif et utilitaire. Mais on peut tenir pour une loi générale de l'histoire littéraire, que toute littérature commence par la poésie et descend à la prose par suppression et rejet des entraves qui lient le langage poétique, c'est-à-dire par un renoncement à toutes les obligations, sinon à tous les effets de l'art. 

Cependant, la prose revêt des formes diverses, et, dès qu'on se trouve en présence d'une certaine masse de documents littéraires, on n'est pas embarrassé pour établir une classification, pour distinguer des genres et des styles. Or, les genres et les styles ont des lois et des règles. Toujours on a tiré des lois de la comparaison des œuvres déjà réalisées ; presque toujours on a imposé des règles aux écrivains qui prétendaient réaliser des œuvres.

Lois et règles ont eu toujours pour fonction d'indiquer les moyens les plus sûrs d'exécuter le travail littéraire, de façon que chaque effort ait son maximum de rendement. Il y a donc un art de la prose, et l'on n'en saurait douter.

Il y a un art de la serrurerie, et toute serrurerie, pourtant, n'est pas serrurerie d'art. De même, il y a un art d'écrire en prose, sans que, pour cela, toute prose écrite selon cet art doive être de la prose d'art. Les règles du style et les lois des genres, quand il s'agit de la prose, s'établissent d'abord par rapport à l'action ou à l'idée qui est la fin de l'exercice oratoire ou écrit. La perfection de la forme, la beauté de la structure, se définissent, avant tout, par rapport au contenu qu'il s'agit d'exprimer.

Le mot, élément premier, cellule de la prose comme du vers, peut n'être traité par un prosateur excellent que comme un signe, indifférent en soi, intéressant par sa valeur intelligible. Ce qu'on entend communément par l'art d'écrire, est, pour la partie essentielle, pour la plus solide comme la plus utile, une instruction sur l'utilisation des signes pour les idées : propriété, clarté, brièveté, netteté, ordre, etc., etc. ; tous les préceptes généraux les plus certains ont pour objet la juste et complète traduction de l'activité interne de l'esprit il s'agit d'obtenir l'adéquation de la forme et du fond, de réaliser le groupement de signes qui correspondra, sans déchet ni supplément, au tissu des idées. 

D'autres règles ont rapport aux propriétés de certaines matières ou bien aux besoins de certains publics elles enseignent les tours de main par lesquels on vient à bout des difficultés qui naissent des choses dont on parle ou des hommes à qui l'on parle. Ce sont les règles spéciales des genres.

En ce sens, assurément, il y a un art de la prose. Il y a un art d'écrire, et l'on en trouvera cent traités ; je m'y suis essayé jadis, comme bien d'autres (Conseils sur l’art d’écrire). Il y a un art de faire des discours, un art d'écrire l'histoire, et l'on en a écrit souvent : on a même codifié l'art épistolaire ; et si nul, que je sache, n'a réglé l'art de faire un roman, il ne manque pas d'écrits, critiques ou préfaces, dans lesquels la technique du 'genre est discutée et des recettes sont proposées pour observer, construire, ou narrer. 

Mais tous ces arts ont ceci de commun, qu'on peut les mettre en pratique fidèlement, exactement, excellemment, sans que la prose en prenne une valeur d'art. L'œuvre pourra être une œuvre d'art par d'autres endroits elle ne le sera pas par la qualité intrinsèque de sa prose.

Voici quelques lignes du bon Perrault

 

C'était elle qui nettoyait la vaisselle et les montées, qui frottait la chambre de Madame et celle de Mesdemoiselles ses filles ; elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses sœurs étaient dans des chambres parquetées, où elles avaient des lits des plus à la mode, et des miroirs où elles se voyaient depuis les pieds jusqu'à la tête ; la pauvre fille souffrait tout avec patience et n'osait s'en plaindre à son père, qui l'aurait grondée, parce que sa femme le gouvernait entièrement. Lorsqu'elle avait fait son ouvrage, elle s'allait mettre au coin de la cheminée et s'asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu'on l'appelait communément, dans le logis, Cucendron ; la cadette, qui n'était pas si malhonnête que son aînée, l'appelait Cendrillon ; cependant, Cendrillon, avec ses méchants habits, ne laissait pas d'être cent fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues très magnifiquement. 

 

Ce style est d'une propriété, d'une propreté exquises, net, limpide, lumineux par lui, nous prenons le contact des objets dont il expose les signes ; nous percevons les choses en lui, et notre perception ne s'arrête pas un instant à lui. Il s'abolit pour nous par sa justesse même. C'est un style excellent : aucune sensation d'art, ne s'y attache ; ce n'est pas un style d'artiste. 

Je pourrais prendre, après Cendrillonla Princesse de Clèves ou Manon Lescaut nous recevrions la même impression il y a là deux styles de très haute qualité intellectuelle, sans puissance artistique. Et, maintenant, lisons cette page de Madame Bovary 

Alors, on vit s'avancer, sur l'estrade, une petite vieille femme de maintien craintif et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait, aux pieds, de grosses galoches de bois et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d'un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales, quoiqu'elles fussent rincées d'eau claire; et, à force d'avoir servi, elles restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité monacale relevait l'expression de sa figure. Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C'était la première fois qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d'honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude. 

 

Ce n'est plus la glace sans tain : les choses nous apparaissent, ici, dans une imitation artistique analogue à celle de la peinture et de la musique. Il ne suffit plus, pour écrire cette page, de savoir la propriété des mots et de les construire avec aisance elle est un travail d'art.

Que faut-il pour qu'on puisse parler de prose artistique et, en un sens restreint et précis, d'un art de la prose ? Il faut qu'on traite les mots de la prose comme on traite les mots des vers. Dans les vers, le mot est considéré comme une matière artistique, c'est-à-dire susceptible d'une beauté formelle. Le poète ne travaille pas seulement l'expression pour l'idée, en vue d'une coïncidence exacte : il travaille le mot pour lui-même, dans la poursuite du rythme et de l'harmonie. Dès lors, nous concevons la possibilité d'une technique nouvelle qui ne sera plus seulement logique ou psychologique, mais encore formelle. Elle aura pour effet ou pour but que le mot, dans l'œuvre littéraire, n'opère plus seulement, comme signe, par la vertu du sens défini dans les dictionnaires, et la phrase comme groupe de signes, par la vertu des rapports grammaticaux et syntaxiques : le mot opérera comme matière sonore et colorée, qui éveille des harmoniques, éparpille des reflets ; la phrase opérera comme matière mobile, onduleuse et vivante, dont les éléments lient leurs mouvements particuliers dans un mouvement d'ensemble. Un groupe de mots dont toutes les propriétés esthétiques sont exploitées devient, à la fois, tableau, symphonie et farandole. 

Évidemment, ces propriétés ne sont jamais exploitées sans référence à l'idée, indifféremment, et pour leur pur effet sensible : elles servent à l'idée, mais en un sens large. Elles enrichissent l'idée autant qu'elles l'expriment elles ne sont pas les signes directs de certains éléments intelligibles. Aucune relation constante et définie n'unit telle valeur sensible d'un mot à telle idée précise, et l'on pourrait, à la rigueur, déshabiller une phrase de Chateaubriand ou de Michelet de sa beauté formelle, la réduire à la substance amorphe de la phrase de Bartram ou Charlevoix, de Cambry ou Millin dont elle est la sublimation, sans rien retrancher du sens qu'elle offre à l'analyse de l'esprit. Toutes ces puissances esthétiques de mots et de groupes de mots correspondent à ce que l’« idée » ne contient pas, à toute cette inconcevable activité de l'âme à la surface de laquelle surnage le réseau ténu de nos conceptions claires. En même temps qu'elles nous apportent des richesses imprévues de sens par leurs suggestions illimitées, leur beauté formelle crée, pour nous, de la joie sensuelle, une qualité de plaisir que la plus parfaite des proses exactes ne fournira jamais, et qui n'a rien à voir avec celui que la justesse logique et l'énergie pathétique nous transmettent. 

Il y a donc une prose d'art et, par conséquent, un art de la prose dont la fin propre, clairement distincte de celles que s'assignent les traités de style et de composition littéraire, est le développement des valeurs esthétiques des mots. On les fait jaillir, ces valeurs, dans le vocabulaire, selon qu'on utilise le vocabulaire commun ou les vocabulaires spéciaux, dans les mots qu'on choisit, plus ou moins sonores ou évocateurs, dans les images qu'on forme par des transpositions métaphoriques on les fait jaillir dans la phrase, par les réactions réciproques des mots qu'on y groupe et par les résonances ou les reflets que leur rapprochement détermine, par les proportions plus ou moins également équilibrées des groupes, par les dessins mélodiques et rythmiques qui s'y forment. Le traitement de toutes ces valeurs est, pour le prosateur, un travail très analogue à celui du poète.

Mallarmé avait donc raison, et, en son obscurité d'oracle, il énonçait une évidente vérité, un fait qui crève les yeux, lorsqu'il distinguait, dans sa Divagation première, les deux états de la parole, qu'il appelle l'un, brut ou immédiat ; l'autre, essentiel ; l'un, borné au commerce pratique et dont la fin est la communication de la pensée pour l'utilité de la vie ; l'autre, attribué à l'exercice esthétique dont la fin est la jouissance que donne l'art. Il est très vrai que, dans notre littérature, nous trouvons deux qualités de prose et deux catégories de prosateurs : il y a la bonne prose et la belle prose ; il y a l'écrivain qui sait s'expliquer et l'artiste qui peut créer une forme. Nous 
dirons, de la prose de Descartes, que c'est une bonne prose, et nous dirons, de la prose de Chateaubriand, que c'est une belle prose. Nicole est le bon écrivain, et La Bruyère est l'artiste, etc., etc. 

Mais il n'est pas toujours aussi facile de faire le partage et de fixer la limite. On sait ce qui doit se cataloguer comme vers : et encore n'est-il plus toujours facile de le savoir, depuis les récents efforts des « vers-libristes ». On ne sait pas, on ne peut pas dire ce qu'il faut recevoir ou rejeter, quand on fait l'inventaire des proses. Il y a des artistes de la prose d'art qui ont voulu créer une belle forme et qui l'ont créée ; il y en a d'inconscients, dont la phrase s'illumine ou s'orchestre spontanément ; il y en a de sournois, qui se donnent tout bas le plaisir de loger des effets d'art dans une prose pratique, de destination utilitaire ou mondaine. Il y en a d'incomplets, de capricieux, d'intermittents, qui entremêlent de belles phrases une prose courante, exacte et amorphe. 

Il y a des genres qui se prêtent plus ou moins à la phrase artistique. L'élément musical et rythmique semble inséparable de l'usage oratoire de la parole : que de bons discours où il manque ! En revanche, la lettre semble refuser le travail artistique : nous en avons, pourtant, où la forme épistolaire est traitée comme un genre d'art. Balzac et Courier, toujours, Doudan, souvent, la sincère et vivante Sévigné, plus d'une fois, ont filé le français de leurs lettres en virtuoses.

 

Voici plus encore il y a un art fait de renoncement à l'art. Il y a une prose exacte qui devient belle par le refus des moyens qui produisent la beauté formelle : elle a l'élégance géométrique de l'exactitude, elle donne à l'esprit cette sensation d'art que peut procurer l'abjuration décidée de toute intention artistique. La nudité esthétique, sévère ou légère, à un certain degré, reprend une valeur esthétique. Nous vérifierons cette remarque, dans la suite de ces études, sur certaines proses du XVIIe et du XVIIIe siècle. 

Mais il faut nous rendre compte d'une illusion que le lecteur, souvent, se donne à lui-même il nous arrive à tous, dans certaines œuvres anciennes, de placer des effets où l'écrivain n'a pas mis d'intention. Nous associons notre vision esthétique du XVIIIe siècle à telles pages de l'abbé Prévost ou de Restif de la Bretonne, nous les en enveloppons, et cette prose qui en soi, et pour son immédiat et naturel public, n'était qu'une série d'idéogrammes sans rayonnement esthétique, se colore, pour nous, de toutes sortes de reflets. La prose dépouillée d'un nécrologe janséniste, évoquant pour nous, aujourd'hui, tout un milieu et des formes singulières de conscience et de vie, ne nous apparaît plus comme terne et flasque : elle rayonne, pour nous, de mortification et vibre d'ascétisme. Nous y réintégrons, en la savourant, toutes les concupiscences que l'écrivain avait bannies, et nous en convertissons le logique et l'abstrait en sensible pour nous : 

 

Quand la nécessité le contraignait à faire quelque chose qui pouvait lui donner quelque satisfaction, il avait une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit, afin qu'il n'y prît point de part; par exemple, ses continuelles maladies l'obligeant de se nourrir délicatement, il avait un soin très grand de ne point goûter ce qu'il mangeait ; et nous avons pris garde que, quelque peine qu'on prît à lui chercher quelque viande agréable, à cause des dégoûts à quoi il était sujet, jamais il n'a dit Voilà qui est bon; et encore, lorsqu'on lui servait quelque chose de nouveau, selon les saisons, si l'on demandait, après le repas, s'il l'avait trouvé bon, il disait simplement Il fallait m’en avertir avant, car je vous avoue que je n'y ai pas pris garde. Et, lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir ; il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes, parce qu'il disait que c'était une marque qu'on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal. (Vie de Pascal, par sa sœur Gilberte.) 

 

        Voilà une page assez négligée, écrite uniquement pour témoigner sur Pascal, pour faire connaître sa manière de penser. Mme Périer n'entendait pas offrir un régal à la sensualité intellectuelle de ses lecteurs ; mais, au contact de sa prose insouciante, se lèvent en nous les images de Port-Royal et toutes ces sensations d'un passé aboli, d'une humanité autre, dont un lecteur artiste (et qui ne l'est, aujourd'hui, en quelque degré ?) se compose une vision intense où le son neutre, le son mat de cette prose fait sa partie. Même cette représentation des temps lointains, cette évocation des goûts et des âmes d'autrefois, peuvent faire que ce qui en soi, et par rapport à nous, nous choquerait et nous ennuierait et serait rejeté comme médiocre ou manqué, prend, par relation, un certain caractère esthétique. La note fausse de l'emphase sentimentale du dix-huitième siècle, la fade image du style troubadour du premier Empire, prennent un charme spécial, lorsqu'elles nous apparaissent comme des valeurs justes, des valeurs nécessaires dans l'harmonie générale de leurs époques ; nous les situons, pour en jouir, l'une dans un décor de boiseries claires et de glaces surmontées de trumeaux, l'autre dans un mobilier d'acajou aux lignes froides, éclairé d'applications en cuivre doré, devant une pendule dont le sujet est tiré d'Ossian, et ces mauvais styles, sous les reflets dont notre imagination historique les illumine, se parent d'une grâce vieillotte de romance de nos aïeules. 

 

Je me propose d'étudier les caractères d'art qui se remarquent dans la prose française et les procédés qui sont employés pour les obtenir. Ce n'est pas que je prétende donner la recette de 
la prose artistique la prétention serait puérile et vaine. Ceux qui se flattent de l'enseigner sont des charlatans ou des naïfs. Il y a autant de proses artistiques que de prosateurs artistes la sensation d'art que donne une prose tient à l'élément le plus individuel du style. En relevant, étiquetant, les procédés observables des grands artistes de notre prose, en s'essayant à les combiner dans une page qu'on écrit, on n'obtiendra jamais qu'un pastiche incohérent et criard. 

        Mettons les choses au mieux : l'observation aura été arbitraire, dirigée par une idée préconçue, et la théorie de la prose d'art ne correspondra tout juste qu'au goût, au tempérament de celui qui la fait. D'ailleurs, en est-il autrement de la théorie de l'art des vers? Dès qu'elle n'est pas la simple description du procédé des maîtres, elle est la déclaration des préférences du critique. 

        Je n'ai pas, pour moi, de préférences. Je me suis hasardé, et me hasarderai encore, à dire ce qu'il faut faire pour écrire raisonnablement. Je n'ai point de théorie artistique de la prose à offrir. Mais j'essaierai de découvrir à nos lecteurs quels effets d'art ont été cherchés à certaines grandes époques, quelles intentions d'art les plus grands maîtres ont réalisées, quel idéal chaque grande époque et chaque grand maître ont poursuivi, et par quelle technique. On verra peut-être, dans ces analyses, se dessiner certaines directions principales, ressortir certaines indications générales. Dans la diversité des goûts et des métiers, peut-être certaines pratiques apparaîtront plus communes, et certaines réussites plus sûres. Mais nous laisserons ces leçons se dégager de l'expérience et des faits. 




Gustave Lanson, L'Art de la prose, Chapitre premier  (1908) (source : Gallica)

 





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