Sartre : Qu'est-ce qu'écrire ? (pdf)

Sartre (à droite avec les lunettes) et Toutânkhamon

        Ceux qui connaissent Marcel savent qu'il n'aime pas tellement Jean-Paul Sartre, dont il aurait même  eu tendance à faire quelquefois sa tête de massacre. Mais quoi ! Comment ignorer — même pour la critiquer — la distinction établie par lui entre prose et poésie quand on a la prose au programme ? Marcel va donc à Canossa et reproduit grâce aux bons soins de l'excellente MF qui a fait les deux tiers du travail le premier chapitre du très (trop) fameux Qu'est-ce que la littérature ? Et qui s'intitule : « Qu'est-ce qu'écrire?»
On trouve l'intégralité de l'ouvrage sur la toile : Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?


« QU'EST-CE QU'ÉCRIRE ? »

     Non, nous ne voulons pas « engager aussi » peinture, sculpture et musique, ou, du moins, pas de la même manière. Et pourquoi le voudrions-nous ? Quand un écrivain des siècles passés exprimait une opinion sur son métier, est-ce qu'on lui demandait aussitôt d'en faire l'application aux autres arts ? Mais il est élégant aujourd'hui de « parler peinture » dans l'argot du musicien ou du littérateur, et de « parler littérature » dans l'argot du peintre, comme s'il n'y avait, au fond, qu'un seul art qui s'exprimât indifféremment dans l'un ou l'autre de ces langages, à la manière de la substance spinoziste que chacun de ses attributs reflète adéquatement. Sans doute peut-on trouver, à l'origine de toute vocation artistique, un certain choix indifférencié que les circonstances, l'éducation et le contact avec le monde particulariseront seulement plus tard. Sans doute aussi les arts d'une même époque s'influencent mutuellement et sont conditionnés par les mêmes facteurs sociaux. Mais ceux qui veulent faire voir l'absurdité d'une théorie littéraire en montrant qu'elle est inapplicable à la musique doivent prouver d'abord que les arts sont parallèles. Or ce parallélisme n'existe pas. Ici, comme partout, ce n'est pas seulement la forme qui différencie, mais aussi la matière ; et c'est une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, s'en est une autre de s'exprimer par des mots. Les notes, les couleurs, les formes ne sont pas des signes, elle ne renvoie à rien qu'il en soit extérieur. Bien entendu, il est tout à fait impossible de les réduire strictement à elles-mêmes et l'idée d'un son pur, par exemple, est une abstraction : il y a, Merleau-Ponty l'a bien montré dans la Phénoménologie de la perception, de qualité ou de sensation si dépouillées qu'elles ne soient pénétrées de signification. Mais le petit sens obscur qui les habite, gaieté légère, timide tristesse, leur demeure immanent ou tremble autour d'elles comme une brume de chaleur ; il est couleur ou son. Qui pourrait distinguer le vert pomme de sa gaieté acide ? Et n'est-ce pas déjà trop dire que de nommer "la gaieté acide du vert pomme " ? Il y a le vert, il y a le rouge, c'est tout ; ce sont des choses, elles existent par elles-mêmes. il est vrai qu'on peut leur conférer par convention la valeur de signes. Ainsi parle-t-on du langage des fleurs. Mais si, après accord, les roses blanches signifient pour moi « fidélité », c'est que j'ai cessé de les voir comme roses : mon regard les traverse pour viser au-delà d'elles cette vertu abstraite ; je les oublie, je ne prends pas garde à leur foisonnement mousseux, à leur doux parfum croupi ; je ne les ai même pas perçues. Cela veut dire que je ne me suis pas comporté en artiste. Pour l'artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au surpême degré ; il s'arrête à la qualité du son ou de la forme, il y revient sans cesse et s'en enchante ; c'est cette couleur-objet qu'il va transporter sur sa toile et la seule modification qu'il lui fera subir c'est qu'il la transformera en objet imaginaire. Il est donc le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage. Ce qui vaut pour les éléments de la création artistique vaut aussi pour leurs combinaisons : le peintre ne veut pas tracer des signes sur sa toile, il veut créer une chose ; et s'il met ensemble du rouge, du jaune et du vert, il n'y a aucune raison pour que leur assemblage possède une signification définissable, c'est-à-dire renvoie nommément à un autre objet. Sans doute cet. assemblage est-il habité, lui aussi, par une âme, et puisqu'il a fallu des motifs, même cachés, pour que le peintre choisisse le jaune plutôt que le violet, on peut soutenir que les objets ainsi créés reflètent ses tendances les plus profondes. Seulement, ils n'expriment jamais sa colère, son angoisse ou sa joie comme le font des paroles ou un air de visage : ils en sont imprégnés ; et pour s'être coulées dans ces teintes qui, par elles-mêmes, avaient déjà quelque chose comme un sens, ses émotions se brouillent et s'obscurcissent ; nul ne peut tout à fait les y reconnaître. Cette déchirure jaune du ciel au-dessus du Golgotha, le Tintoret ne l'a pas choisie pour signifier l'angoisse, ni non plus la provoquer ; elle est angoisse, et ciel jaune en même temps. Non pas ciel d'angoisse, ni ciel angoissé ; c'est une angoisse faite chose, une angoisse qui a tourné en déchirure jaune du ciel et qui, du coup, est submergée, empâtée par les qualités propres des choses, par leur imperméabilité, par leur extension, leur permanence aveugle, leur extériorité et cette infinité de relations qu'elles entretiennent avec les autres choses ; c'est-à-dire qu'elle n'est plus du tout lisible, c'est comme un effort immense et vain, toujours arrêté à mi-chemin du ciel et de la terre, pour exprimer ce que leur nature leur défend d'exprimer. Et pareillement la signification d'une mélodie — si on peut encore parler de signification — n'est rien en dehors de la mélodie même, à la différence des idées qu'on peut rendre adéquatement de plusieurs manières. Dites qu'elle est joyeuse ou qu'elle est sombre, elle sera toujours au-delà ou en deçà de tout ce que vous pouvez dire sur elle. Non parce que l'artiste a des passions plus riches ou plus variées, mais parce que ses passions, qui sont peut-être à l'origine du thème inventé, en s'incorporant aux notes, ont subi une transsubstantiation et une dégradation. Un cri de douleur est signe de la douleur qui le provoque. Mais un chant de douleur est à la fois la douleur elle-même et autre chose que la douleur. Ou, si l'on veut adopter le vocabulaire existentialiste, c'est une douleur qui n'existe plus, qui est. Mais le peintre, direz-vous, s'il fait des maisons ? Eh bien, précisément, il en fait, c'est-à-dire qu'il crée une maison imaginaire sur la toile et non un signe de maison. Et la maison ainsi apparue conserve toute l'ambiguïté des maisons réelles. L'écrivain peut vous guider et s'il vous décrit un taudis, y faire voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indignation. Le peintre est muet : il vous présente un taudis, c'est tout ; libre à vous d'y voir ce que vous voulez. Cette mansarde ne sera jamais le symbole de la misère ; il faudrait pour cela qu'elle fût signe, alors qu'elle est chose. Le mauvais peintre cherche le type, il peint l'Arabe, l'Enfant, la Femme ; le bon sait que ni l'Arabe, ni le Prolétaire n'existent dans la réalité, ni sur sa toile ; il propose un ouvrier – un certain ouvrier. Et que penser d'un ouvrier ? Une infinité de choses contradictoires. Toutes les pensées, tous les sentiments sont là, agglutinés sur la toile dans une indifférenciation profonde ; c'est à vous de choisir. Des artistes à belles âmes ont parfois entrepris de nous émouvoir ; ils ont peint de longues files d'ouvriers attendant l'embauche dans la neige, les visages émaciés des chômeurs, les champs de bataille. Ils ne touchent pas plus que Greuze avec son Fils prodigue. Et Le Massacre de Guernica, ce chef-d'œuvre, croit-on qu'il ait gagné un seul cœur à la cause espagnole ? Et pourtant quelque chose est dit qu'on ne peut jamais tout à
Greuze, Le Fils prodigue (1777)

fait entendre et qu'il faudrait une infinité de mots pour exprimer. Les longs Arlequins de Picasso, ambigus et éternels, hantés par un sens indéchiffrable, inséparable de leur maigreur voûtée et des losanges délavés de leurs maillots, ils sont une émotion qui s'est faite chair et que la chair a bue comme le buvard boit l'encre, une émotion méconnaissable, perdue, étrangère à elle-même, écartelée aux quatre coins de l'espace et pourtant présente. Je ne doute pas que la charité ou la colère puissent produire d'autres objets, mais elles s'y enliseront pareillement, elles y perdront leur nom, il demeurera seulement des choses hantées par une âme obscure. On ne peint pas les significations, on ne les met pas en musique ; qui oserait, dans ces conditions, réclamer du peintre ou du musicien qu'ils s'engagent ?
L'écrivain, au contraire, c'est aux significations qu'il a affaire. Encore faut-il distinguer : l'empire des signes, c'est la prose ; la poésie est du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique. On me reproche de la détester : la preuve en est, dit-on, que Les Temps Modernes publient fort peu de poèmes. C'est la preuve que nous l'aimons, au contraire. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur la production contemporaine. « Au moins, disent les critiques triomphalement, vous ne pouvez même rêver de l'engager. » En effet. Mais pourquoi le voudrais-je ? Parce qu'elle se sert des mots comme la prose ? Mais elle ne s'en sert pas de la même manière ; et même elle ne s'en sert pas du tout ; je dirais plutôt qu'elle les sert. Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé ou pour parler comme Hegel, le nom s'y révèle l'inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. Ils ne parlent pas ; ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. On a dit qu'ils voulaient détruire le verbe par des accouplements monstrueux, mais c'est faux ; car il faudrait alors qu'ils fussent déjà jetés au milieu du langage utilitaire et qu'ils cherchassent à en retirer les mots par petits groupes singuliers, comme par exemple « cheval » et « beurre » en écrivant « cheval de beurre ». Outre qu'une telle entreprise réclamerait un temps infini, il n'est pas concevable qu'on puisse se tenir sur le plan à la fois du projet utilitaire, considérer les mots comme des ustensiles et méditer de leur ôter leur ustensilité. En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres.
Mais s'il s'arrête aux mots, comme le peintre fait aux couleurs et le musicien aux sons, cela ne veut pas dire qu'ils aient perdu toute signification à ses yeux ; c'est en effet la signification seule qui peut donner aux mots leur unité verbale ; sans elle ils s'éparpilleraient en sons ou en traits de plume. Seulement elle devient naturelle, elle aussi ; ce n'est plus le but toujours hors d'atteinte et toujours visé par la transcendance humaine ; c'est une propriété de chaque terme, analogue à l'expression d'un visage, au petit sens triste ou gai des sons et des couleurs. Coulée dans le mot, absorbée par sa sonorité ou par son aspect visuel, épaissie, dégradée, elle est chose, elle aussi, incréée, éternelle ; pour le poète, le langage est une structure du monde extérieur. Le parleur est en situation dans le langage, investi par les mots ; ce sont les prolongements de ses sens, ses pinces, ses antennes, ses lunettes ; il les manœuvre du dedans, il les sent comme son corps, il est entouré d'un corps verbal dont il prend à peine conscience et qui étend son action sur le monde. Le poète est hors du langage, il voit les mots à l'envers, comme s'il n'appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d'abord la parole comme une barrière. Au lieu de connaître d'abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles puis que, se retournant vers cette autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les tâtant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particulières avec la terre, le ciel et l'eau et toutes les choses créées. Faute de savoir s'en servir comme signe d'un aspect du monde, il voit dans le mot l'image d'un de ces aspects. Et l'image verbale qu'il choisit pour sa ressemblance avec le saule ou le frêne n'est pas nécessairement le mot que nous utilisons pour désigner ces objets. Comme il est déjà dehors, au lieu que les mots lui soient des indicateurs qui le jettent hors de lui, au milieu des choses, il les considère comme un piège pour attraper une réalité fuyante ; bref, le langage tout entier est pour lui le Miroir du monde. Du coup, d'importants changements s'opèrent dans l'économie interne du mot. Sa sonorité, sa longueur, ses désinences masculines ou féminines, son aspect visuel lui composent un visage de chair qui représente la signification plutôt qu'il ne l'exprime. Inversement, comme la signification est réalisée, l'aspect physique du mot se reflète en elle et elle fonctionne à son tour comme image du corps verbal. Comme son signe aussi, car elle a perdu sa prééminence et, puisque les mots sont incréés, comme les choses, le poète ne décide pas si ceux-là existent pour celles-ci ou celles-ci pour ceux-là. Ainsi s'établit entre le mot et la chose signifiée un double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification. Et comme le poète n'utilise pas le mot, il ne choisit pas entre des acceptions diverses et chacune d'elles, au lieu de lui paraître une fonction autonome, se donne à lui comme une qualité matérielle qui se fond sous ses yeux avec les autres acceptions. Ainsi réalise-t-il en chaque mot, par le seul effet de l'attitude poétique, les métaphores dont rêvait Picasso lorsqu'il souhaitait faire une boîte d'allumettes qui fût tout entière chauve-souris sans cesser d'être boîte d'allumettes. Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois. Et l'étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l'or et, pour finir, s'abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par l'affaiblissement continu de l'e muet son épanouissement plein de réserves. A cela s'ajoute l'effort insidieux de la biographie. Pour moi, Florence est aussi une certaine femme, une actrice américaine qui jouait dans les films muets de mon enfance et dont j'ai tout oublié, sauf qu'elle était longue comme un long gant de bal et toujours un peu lasse et toujours chaste, et toujours mariée et incomprise, et que je l'aimais, et qu'elle s'appelait Florence. Car le mot, qui arrache le prosateur à lui-même et le jette au milieu du monde, renvoie au poète, comme un miroir, sa propre image. C'est ce qui justifie la double entreprise de Leiris qui, d'une part, dans son Glossaire, cherche à donner de certains mots une définition poétique, c'est-à-dire qui soit par elle-même une synthèse d'implications réciproques entre le corps sonore et l'âme verbale, et, et, d'autre part, dans un ouvrage encore inédit, se lance à la recherche du temps perdu en prenant pour guides quelques mots particulièrement chargés, pour lui, d'affectivité. Ainsi le mot poétique est un microcosme. La crise du langage qui éclata au début de ce siècle est une crise poétique. Quels qu'en aient été les facteurs sociaux et historiques, elle se manifesta par des accès de dépersonnalisation de l'écrivain en face des mots. Il ne savait plus s'en servir et, selon la formule célèbre de Bergson, il ne les reconnaissait qu'à demi ; il les abordait avec un sentiment d'étrangeté tout à fait fructueux ; ils n'étaient plus à lui, ils n'étaient plus lui ; mais dans ces miroirs étrangers se reflétaient le ciel, la terre et sa propre vie ; et pour finir ils devenaient les choses elles-mêmes ou plutôt le cœur noir des choses. Et quand le poète joint ensemble plusieurs de ces microcosmes, il en est de lui comme des peintres quand ils assemblent leurs couleurs sur la toile ; on croirait qu'il compose une phrase, mais c'est une apparence : il crée un objet. Les mots-choses se groupent par associations magiques de convenance et de disconvenance, comme les couleurs et les sons, ils s'attirent, ils se repoussent, ils se brûlent et leur association compose la véritable unité poétique qui est la phrase-objet. Plus souvent encore, le poète a d'abord dans l'esprit le schème de la phrase et les mots suivent. Mais ce schème n'a rien de commun avec ce qu'on nomme à l'ordinaire un schème verbal : il ne préside pas à la construction d'une signification ; il se rapprocherait plutôt du projet créateur par quoi Picasso préfigure dans l'espace, avant même de toucher à son pinceau, cette chose qui deviendra un saltimbanque ou un Arlequin.
            Fuir, là-bas fuir, je sens que les oiseaux sont ivres, 
            Mais ô mon cœur entends le chant des matelots.
    Ce « mais », qui se dresse comme un monolithe à l'orée de la phrase, ne relie pas le dernier vers au précédent. Il le colore d'une certaine nuance réservée, d'un « quant à soi » qui le pénètre tout entier. De la même façon, certains poèmes commencent par « et ». Cette conjonction n'est plus pour l'esprit la marque d'une opération à effectuer : elle s'étend tout à travers le paragraphe pour lui donner la qualité absolue d'une suite. Pour le poète, la phrase a une tonalité, un goût ; il goûte à travers elle et pour elles-mêmes les saveurs irritantes de l'objection, de la réserve, de la disjonction ; il les porte à l'absolu, il en fait des propriétés réelles de la phrase ; celle-ci devient tout entière objection sans être objection à rien de précis. Nous retrouvons ici ces relations d'implication réciproque que nous signalions tout à l'heure entre le mot poétique et son sens : l'ensemble des mots choisis fonctionne comme image de la nuance interrogative ou restrictive et, inversement, l'interrogation est image de l'ensemble verbal qu'elle délimite. Comme dans ces vers admirables :
            Ô saisons ! Ô châteaux !
            Quelle ame est sans défaut ?
    Personne n'est interrogé ; personne n'interroge : le poète est absent. Et l'interrogation ne comporte pas de réponse ou plutôt elle est sa propre réponse. Est-ce donc une fausse interrogation ? Mais il serait absurde de croire que Rimbaud a « voulu dire » : tout le monde a ses défauts. Comme disait Breton de Saint-Pol Roux : « S'il avait voulu le dire, il l'aurait dit. » Et il n'a pas non plus voulu dire autre chose. Il a fait une interrogation absolue ; il a conféré au beau mot d'âme une existence interrogative. Voilà l'interrogation devenue chose, comme l'angoisse du Tintoret était devenue ciel jaune. Ce n'est plus une signification, c'est une substance ; elle est vue du dehors et Rimbaud nous invite à la voir du dehors avec lui, son étrangeté vient de ce que nous nous plaçons, pour la considérer, de l'autre côté de la condition humaine ; du côté de Dieu.
S'il en est ainsi, on comprendra facilement la sottise qu'il y aurait à réclamer un engagement poétique. Sans doute l'émotion, la passion même — et pourquoi pas la colère, l'indignation sociale, la haine politique  sont à l'origine du poème. Mais elles ne s'y expriment pas, comme dans un pamphlet ou dans une confession. A mesure que le prosateur expose des sentiments, il les éclaircit ; pour le poète, au contraire, s'il coule ses passions dans son poème, il cesse de les reconnaître : les mots les prennent, s'en pénètrent et les métamorphosent : ils ne les signifient pas, même à ses yeux. L'émotion est devenue chose, elle a maintenant l'opacité des choses ; elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l'a enfermée. Et surtout, il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers, comme il y a dans ce ciel jaune au-dessus du Golgotha plus qu'une simple angoisse. Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités. Comment espérer qu'on provoquera l'indignation ou l'enthousiasme politique du lecteur quand précisément on le retire de la condition humaine et qu'on l'invite à considérer, avec les yeux de Dieu, le langage à l'envers ? « Vous oubliez, me dira-t-on les poètes de la Résistance. Vous oubliez Pierre-Emmanuel. » Hé ! non : j'allais justement vous les citer à l'appui.
    Mais qu'il soit défendu au poète de s'engager, est-ce une raison pour en dispenser le prosateur ? Qu'y a-t-il de commun entre eux? Le prosateur écrit, c’est vrai, et le poète écrit aussi. Mais entre ces deux actes d'écrire il n'y a de commun que le mouvement de la main qui trace les lettres. Pour le reste leurs univers demeurent incommunicables et ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour l’autre. La prose est utilitaire par essence; je définirais volontiers le prosateur comme un homme qui se sert des mots. M. Jourdain faisait de la prose pour demander ses pantoufles et Hitler pour déclarer la guerre à la Pologne. L'écrivain est un parleur : il désigne, démontre, ordonne, refuse, interpelle, supplie, insulte, persuade, insinue. S’il le fait à vide, il ne devient pas poète pour autant : c'est un prosateur qui parle pour ne rien dire. Nous avons assez vu le langage à l'envers, il convient maintenant de le regarder à l'endroit.
    L'art de la prose s'exerce sur le discours, sa matière est naturellement signifiante : c’est-à-dire que les mots ne sont pas d’abord des objets, mais des désignations d’objets. Il ne s’agit pas d’abord de savoir s'ils plaisent ou déplaisent en eux-mêmes, mais s'ils indiquent correctement une certaine chose du monde ou une certaine notion. Ainsi arrive-t-il souvent que nous nous trouvions en possession d'une certaine idée qu’on nous a apprise par des paroles, sans pouvoir nous rappeler un seul des mots qui nous l’ont transmise. La prose est d’abord une attitude d’esprit : il y a prose quand, pour parler comme Valéry, le mot passe à travers notre regard comme le verre au travers du soleil. Lorsqu'on est en danger ou en difficulté, on empoigne n’importe quel outil. Ce danger passé on ne se rappelle même plus si c'était un marteau ou une bûche. Et d'ailleurs on ne l’a jamais su; il fallait tout juste un prolongement de notre corps, un moyen de tendre la main jusqu'à la plus haute branche; c'était un sixième doigt, une troisième jambe, bref une pure fonction que nous nous sommes assimilée. Ainsi du langage : il est notre carapace et nos antennes, il nous protège contre les autres et nous renseigne sur eux, c'est un prolongement de nos sens. Nous sommes dans le langage comme dans notre corps ; nous le sentons spontanément en le dépassant vers d'autres fins, comme nous sentons nos mains et nos pieds; nous le percevons, quand c'est l'autre qui l'emploie, comme nous percevons les membres des autres. Il y a le mot vécu, et le mot rencontré. Mais dans les deux cas, c'est au cours d'une entreprise, soit de moi sur les autres, soit de l’autre sur moi. La parole est un certain moment particulier de l’action et ne se comprend pas en dehors d'elle. Certains aphasiques ont perdu la possibilité d'agir, de comprendre les situations, d'avoir des rapports normaux avec l’autre sexe. Au sein de cette apraxie, la destruction du langage paraît seulement l'effondrement d’une des structures : la plus fine et la plus apparente. Et si la prose n'est jamais que l'instrument privilégié d'une certaine entreprise, si c'est l'affaire du seul poète que de contempler les mots de façon désintéressée, dès lors on est en droit de demander d'abord au prosateur : à quelle fin écris-tu ? dans quelle entreprise es-tu lancé et pourquoi nécessite-t-elle de recourir à l’écriture ? Et cette entreprise, en aucun cas, ne saurait avoir pour fin la pure contemplation. Car l'intuition est silence et la fin du langage est de communiquer. Sans doute peut-il fixer les résultats de l’intuition, mais en ce cas quelques mots jetés à la hâte sur le papier suffiront : l’auteur s’y reconnaîtra toujours assez. Si les mots sont assemblés en phrases avec un souci de clarté, il faut qu’une décision étrangère à l’intuition, au langage même, soit intervenue : la décision de livrer à d’autres les résultats obtenus. C’est de cette décision qu’on doit, en chaque cas, demander raison. Et le bon sens, que nos doctes oublient trop volontiers, ne cesse de le répéter. N’a-t-on pas coutume de poser à tous les jeunes gens qui se proposent d’écrire cette question de principe : « Avez-vous quelque chose à dire ? » Par quoi il faut entendre : quelque chose qui vaille la peine d’être communiqué. Mais comment comprendre ce qui en « vaut la peine » si ce n’est par recours à un système de valeurs transcendant ?
D’ailleurs, à considérer seulement cette structure secondaire de l’entreprise qu’est le moment verbal, la grave erreur des purs stylistes c’est de croire que la parole est un zéphyr qui court légèrement à la surface des choses, qui les effleure sans les altérer. Et que le parleur est un pur témoin qui résume par un mot sa contemplation inoffensive. Parler c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la conduite d’un individu vous la lui révélez : il se voit. Et comme vous la nommez, en même temps, à tous les autres, il se sait vudans le moment qu’il se voit ; son geste furtif, qu’il oubliait en le faisant, se met à exister énormément, à exister pour tous, il s’intègre à l’esprit objectif, il prend des dimensions nouvelles, il est récupéré. Après cela comment voulez-vous qu’il agisse de la même manière ? Ou bien il persévérera dans sa conduite par obstination et en connaissance de cause, ou bien il l’abandonnera. Ainsi, en parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer ; je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer ; je l’atteins en plein cœur, je la transperce et je la fixe sous les regards ; à présent j’en dispose, à chaque mot que je dis, je m’engage un peu plus dans le monde, et du même coup, j’en émerge un peu davantage puisque je le dépasse vers l’avenir. Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d’action secondaire qu’on pourrait nommer l'action par dévoilement. Il est donc légitime de lui poser cette question seconde : quel aspect du monde veux-tu dévoiler, quel changement veux-tu apporter au monde par ce dévoilement? L’écrivain « engagé » sait que la parole est action : il sait que dévoiler c'est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. Il a abandonné le rêve impossible de faire une peinture impartiale de la Société et de la condition humaine. L’homme est l’être vis-à-vis de qui aucun être ne peut garder l’impartialité, même Dieu. Car Dieu, s’il existait, serait, comme l’ont bien vu certains mystiques, en situation par rapport à l’homme. Et c’est aussi l’être qui ne peut même voir une situation sans la changer, car son regard fige, détruit, ou sculpte ou, comme fait l’éternité, change l’objet en lui-même. C’est à l’amour, à la haine, à la colère, à la crainte, à la joie, à l’indignation, à l’admiration, à l’espoir, au désespoir que l’homme et le monde se révèlent dans leur vérité. Sans doute l'écrivain engagé peut être médiocre, il peut même avoir conscience de l’être, mais comme on ne saurait écrire sans le projet de réussir parfaitement, la modestie avec laquelle il envisage son œuvre ne doit pas le détourner de la construire comme si elle devait avoir le plus grand retentissement. Il ne doit jamais se dire : « Bah, c’est à peine si j’aurai trois mille lecteurs » ; mais « qu'arriverait-il si tout le monde lisait ce que j'écris? » Il se rappelle la phrase de Mosca devant la berline qui emportait Fabrice et Sanseverina : « Si le mot d’Amour vient à surgir entre eux, je suis perdu. » Il sait qu'il est l'homme qui nomme ce qui n'a pas encore été nommé ou ce qui n'ose dire son nom, il sait qu'il fait « surgir » le mot d'amour et le mot de haine et avec eux l'amour et la haine entre des hommes qui n'avaient pas encore décidé de leurs sentiments. Il sait que les mots, comme dit Brice Parain, sont des « pistolets chargés ». S'il parle, il tire. Il peut se taire, mais puisqu’il a choisi de tirer, il faut que ce soit comme un homme, en visant des cibles et non comme un enfant, au hasard, en fermant les yeux et pour le seul plaisir d'entendre les détonations. Nous tenterons plus loin de déterminer ce que peut être le but de la littérature. Mais dès à présent nous pouvons conclure que l'écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. Nul n'est censé ignorer la loi parce qu'il y a un code et que la loi est chose écrite : après cela, libre à vous de l'enfreindre, mais vous savez les risques que vous courez. Pareillement la fonction de l'écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s'en puisse dire innocent. Et comme il s’est une fois engagé dans l' univers du langage, il ne peut plus jamais feindre qu’il ne sache pas parier ; si vous entrez dans l’univers des significations, il n’y a plus rien à faire pour en sortir; qu'on laisse les mots s’organiser en liberté, ils feront des phrases et chaque phrase contient le langage tout entier et renvoie à tout l'univers ; le silence même se définit par rapport aux mots, comme la pause, en musique, reçoit son sens des groupes de notes qui l'entourent. Ce silence est un moment du langage ; se taire ce n'est pas être muet, c'est refuser de parler, donc parler encore. Si donc un écrivain a choisi de se taire sur un aspect quelconque du monde, ou selon une locution qui dit bien ce quelle veut dire : de le passer sous silence, on est en droit de lui poser une troisième question : pourquoi as-tu parlé de ceci plutôt que de cela et — puisque tu parles pour changer—pourquoi veux-tu changer ceci plutôt que cela ?
Tout cela n'empêche point qu'il y ait la manière d’écrire. On n'est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d'une certaine façon. Et le style, bien sûr, fait la valeur de la prose. Mais il doit passer inaperçu. Puisque les mots sont transparents et que le regard les traverse, il serait absurde de glisser parmi eux des vitres dépolies. La beauté n'est ici qu'une force douce et insensible. Sur un tableau elle éclate d'abord, dans un livre elle se cache, elle agit par persuasion comme le charme d'une voix ou d'un visage, elle ne contraint pas, elle incline sans qu'on s'en doute et l'on croit céder aux arguments quand on est sollicité par un charme qu'on ne voit pas. L'étiquette de la messe n’est pas la foi, elle y dispose; l’harmonie des mots, leur beauté, l’équilibre des phrases disposent les passions du lecteur sans qu'il y prenne garde, les ordonnent comme la messe, comme la musique, comme une danse ; s’il vient à les considérer par eux-mêmes, il perd le sens, il ne reste que des balancements ennuyeux. Dans la prose, le plaisir esthétique n’est pur que s’il vient par-dessus le marché. On rougit de rappeler des idées si simples, mais il semble aujourd’hui qu’on les ait oubliées. Viendrait-on sans cela nous dire que nous méditons l'assassinat de la littérature ou, plus simplement, que l'engagement nuit à l'art d'écrire? Si la contamination d'une certaine prose par la poésie n’avait brouillé les idées de nos critiques, songeraient-ils à nous attaquer sur la forme quand nous n’avons jamais parlé que du fond ? Sur la forme il n’y a rien à dire par avance et nous n’avons, rien dit : chacun invente la sienne et on juge après coup. Il est vrai que les sujets proposent le style : mais ils ne le commandent pas ; il n'y en a pas qui se rangent a priori en dehors de l’art littéraire. Quoi de plus engagé, de plus ennuyeux que le propos d’attaquer la Société de Jésus ? Pascal en a fait Les Provinciales. En un mot, il s’agit de savoir de quoi l'on veut écrire : des papillons ou de la condition des Juifs. Et quand on le sait, il reste à décider comment on en écrira. Souvent les deux choix ne font qu’un, mais jamais, chez les bons auteurs, le second ne précède le premier. Je sais que Giraudoux disait : « La seule affaire c’est de trouver son style, l’idée vient après. » Mais il avait tort : l’idée n’est pas venue. Que si l’on considère les sujets comme des problèmes toujours ouverts, comme des sollicitations, des attentes, on comprendra que l'art ne perd rien à l'engagement ; au contraire ; de même que la physique soumet aux mathématiciens des problèmes nouveaux qui les obligent à produire un symbolisme neuf, de même les exigences toujours neuves du social ou de la métaphysique engagent l'artiste à trouver une langue neuve et des techniques nouvelles. Si nous n’écrivons plus comme au XVII° siècle, c'est bien que la langue de Racine et de Saint-Evremond ne se prête pas à parler des locomotives ou du prolétariat. Après cela, les puristes nous interdiront peut-être d'écrire sur les locomotives. Mais l’art n'a jamais été du côté des puristes.
    Si c'est là le principe de l'engagement, que peut-on lui objecter ? Et surtout, que lui a-t-on objecté ? Il m’a paru que mes adversaires n'avaient pas beaucoup de cœur à l'ouvrage et leurs articles ne contenaient rien de plus qu'un long soupir de scandale qui se traînait sur deux ou trois colonnes. J'aurais voulu savoir au nom de quoi, de quelle conception de la littérature ils me condamnaient : mais ils ne le disaient pas, ils ne le savaient pas eux-mêmes. Le plus conséquent eût été d'appuyer leur verdict sur la vieille théorie de l'art pour l'art. Mais il n'est aucun d'eux qui puisse l'accepter. Elle gêne aussi. On sait bien que l'art pur et l'art vide sont une même chose et que le purisme esthétique ne fut qu'une brillante manœuvre défensive des bourgeois du siècle dernier, qui aimaient mieux se voir dénoncer comme philistins que comme exploiteurs. Il faut donc bien, de leur aveu même, que l'écrivain parle de quelque chose. Mais de quoi ? Je crois que leur embarras serait extrême si Fernandez n'avait trouvé pour eux, après l'autre guerre, la notion de message.L'écrivain d’aujourd’hui, disent-ils, ne doit en aucun cas s’occuper des affaires temporelles ; il ne doit pas non plus aligner des mots sans signification ni rechercher uniquement la beauté des phrases et des images : sa fonction est de délivrer des messages à ses lecteurs. Qu’est-ce donc qu’un message?
Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui n’ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de cimetière. Dieu sait si les cimetières sont paisibles : il n’en est pas de plus riant qu’une bibliothèque. Les morts sont là : ils n'ont fait qu’écrire, ils sont lavés depuis longtemps du péché de vivre et d’ailleurs on ne connaît leur vie que par d’autres livres que d’autres morts ont écrits sur eux. Rimbaud est mort. Morts Paterne Berrichon et Isabelle Rimbaud; les gêneurs ont disparu, il ne reste que les petits cercueils qu’on range sur des planches, le long des murs, comme les urnes d’un columbarium. Le critique vit mal, sa femme ne l’apprécie pas comme il faudrait, ses fils sont ingrats, les fins de mois difficiles.       Mais il lui est toujours possible d’entrer dans sa bibliothèque, de prendre un livre sur un rayon et de l'ouvrir. Il s’en échappe une légère odeur de cave et une opération étrange commence, qu’il a décidé de nommer la lecture. Par un certain côté, c’est une possession : on prête son corps aux morts pour qu’ils puissent revivre. Et par un autre côté, c’est un contact avec l’au-delà. Le livre, en effet, n’est point un objet, ni non plus un acte, ni même une pensée : écrit par un mort sur des choses mortes, il n'a plus aucune place sur cette terre, il ne parle de rien qui nous intéresse directement ; laissé à lui-même il se tasse et s'effondre, il ne reste que des taches d’encre sur du papier moisi, et quand le critique ranime ces taches, quand il en fait des lettres et des mots, elles lui parlent de passions qu'il n'éprouve pas, de colères sans objets, de craintes et d’espoirs défunts. C'est tout un monde désincarné qui l’entoure où les affections humaines, parce qu’elles ne touchent plus, sont passées au rang d'affections exemplaires, et pour tout dire, de valeurs. Aussi se persuade-t-il d'être entré en commerce avec un monde intelligible qui est comme la vérité de ses souffrances quotidiennes et leur raison d'être. Il pense que la nature imite l'art comme, pour Platon, le monde sensible imitait celui des archétypes. Et, pendant le temps qu'il lit, sa vie de tous les jours devient une apparence. Une apparence sa femme acariâtre, une apparence son fils bossu : et qui seront sauvées parce que Xénophon a fait le portrait de Xanthippe et Shakespeare celui de Richard III. C'est une fête pour lui quand les auteurs contemporains lui font la grâce de mourir : leurs livres, trop crus, trop vivants, trop pressants passent de l'autre bord, ils touchent de moins en moins et deviennent de plus en plus beaux ; après un court séjour au purgatoire, ils vont peupler le ciel intelligible de nouvelles valeurs. Bergotte, Swann, Siegfried, Bella et M. Teste : voilà des acquisitions récentes. On attend Nathanaël et Ménalque. Quant aux écrivains qui s'obstinent à vivre, on leur demande seulement de ne pas trop remuer et de s’appliquer à ressembler dès maintenant aux morts qu'ils seront. Valéry ne s'en tirait pas mal, qui publiait depuis vingt-cinq ans des livres posthumes. C'est pourquoi il a été, comme quelques saints tout à fait exceptionnels, canonisé de son vivant. Mais Malraux scandalise. Nos critiques sont des cathares : ils ne veulent rien avoir à faire avec le monde réel sauf d’y manger et d'y boire et, puisqu’il faut absolument vivre dans le commerce de nos semblables, ils ont choisi que ce soit dans celui des défunts. Ils ne se passionnent que pour les affaires classées, les querelles closes, les histoires dont on sait la fin. Ils ne parient jamais sur une issue incertaine et comme l'histoire a décidé pour eux, comme les objets qui terrifiaient ou indignaient les auteurs qu'ils lisent ont disparu, comme à deux siècles de distance la vanité de disputes sanglantes apparaît clairement, ils peuvent s’enchanter du balancement des périodes et tout se passe pour eux comme si la littérature tout entière n'était qu’une vaste tautologie et comme si chaque nouveau prosateur avait inventé une nouvelle manière de parler pour ne rien dire. Parler des archétypes et de 1' « humaine nature », parler pour ne rien dire ? Toutes les conceptions de nos critiques oscillent de l’une à l’autre idée. Et naturellement toutes deux sont fausses : les grands écrivains voulaient détruire, édifier, démontrer. Mais nous ne retenons plus les preuves qu'ils ont avancées parce que nous n'avons aucun souci de ce qu'ils entendent prouver. Les abus qu'ils dénonçaient ne sont plus de notre temps ; il y en a d'autres qui nous indignent et qu’ils ne soupçonnaient pas; l'histoire a démenti certaines de leurs prévisions et celles qui se réalisent sont devenues vraies depuis si longtemps que nous avons oublié qu'elles furent d'abord des traits de leur génie ; quelques-unes de leurs pensées sont tout à fait mortes et il y en a d’autres que le genre humain tout entier a reprises à son compte et que nous tenons pour des lieux communs. Il s’ensuit que les meilleurs arguments de ces auteurs ont perdu leur efficience ; nous en admirons seulement l'ordre et la rigueur ; leur agencement le plus serré n'est à nos yeux qu'une parure, une architecture élégante de l’exposition, sans plus d’application pratique que ces autres architectures : les fugues de Bach, les arabesques de l’Alhambra.
Dans ces géométries passionnées, quand la géométrie ne convainc plus, la passion émeut encore. Ou plutôt la représentation de la passion. Les idées se sont éventées au cours des siècles, mais elles demeurent les petites obstinations personnelles d'un homme qui fut de chair et d'os ; derrière les raisons de la raison, qui languissent, nous apercevons les raisons du cœur, les vertus, les vices et cette grande peine que les hommes ont à vivre. Sade s'évertue à nous gagner et c’est tout juste s'il scandalise : ce n’est plus qu’une âme rongée par un beau mal, une huître perlière. La Lettre sur les Spectacles ne détourne plus personne d’aller au théâtre, mais nous trouvons piquant que Rousseau ait détesté l’art dramatique. Si nous sommes un peu versés dans la psychanalyse, notre plaisir est parfait ; nous expliquerons Le Contrat social par le complexe d’Œdipe et L’Esprit des Lois par le complexe d’infériorité ; c'est-à-dire que nous jouirons pleinement de la supériorité reconnue que les chiens vivants ont sur les lions morts. Lorsqu'un livre présente ainsi des pensées grisantes qui n’offrent l'apparence de raisons que pour fondre sous le regard et se réduire à des battements de cœur, lorsque l’enseignement qu’on en peut tirer est radicalement différent de celui que son auteur voulait donner, on nomme ce livre un message. Rousseau, père de la révolution française, et Gobineau, père du racisme, nous ont envoyé des messages l'un et l'autre. Et le critique les considère avec une égale sympathie. Vivants, il lui faudrait opter pour l'un contre l'autre, aimer l'un, haïr l'autre. Mais ce qui les rapproche avant tout, c'est qu'ils ont un même tort, profond et délicieux : ils sont morts.
Ainsi doit-on recommander aux auteurs contemporains de délivrer des messages, c'est-à-dire de limiter volontairement leurs écrits à l’expression involontaire de leurs âmes. Je dis involontaire car les morts, de Montaigne à Rimbaud, se sont peints tout entiers, mais sans en avoir le dessein et par-dessus le marché ; le surplus qu’ils nous ont donné sans y penser doit faire le but premier et avoué des écrivains vivants. On n’exige pas d’eux qu’ils nous livrent des confessions sans apprêts, ni qu’ils s’abandonnent au lyrisme trop nu des romantiques. Mais, puisque nous trouvons du plaisir à déjouer les ruses de Chateaubriand ou de Rousseau, à les surprendre dans le privé au moment qu’ils jouent à l’homme public, à démêler les mobiles particuliers de leurs affirmations les plus universelles, on demande aux nouveaux venus de nous procurer délibérément ce plaisir. Qu’ils raisonnent donc, qu’ils affirment, qu’ils nient, qu’ils réfutent et qu’ils prouvent ; mais la cause qu’ils défendent ne doit être que le but apparent de leurs discours : le but profond, c’est de se livrer sans en avoir l’air. Leurs raisonnements, il faut qu’ils les désarment d'abord, comme le temps a fait pour ceux des classiques, qu’ils les fassent porter sur des sujets qui n’intéressent personne ou sur des vérités si générales que les lecteurs en soient convaincus d’avance ; leurs idées, il faut qu’ils leur donnent un air de profondeur, mais à vide, et qu’ils les forment de telle manière qu'elles s’expliquent évidemment par une enfance malheureuse, une haine de classe ou un amour incestueux. Qu’ils ne s'avisent pas de penser pour de bon : la pensée cache l’homme et c'est l'homme seul qui nous intéresse. Un sanglot tout nu n’est pas beau : il offense. Un bon raisonnement offense aussi, comme Stendhal l’avait bien vu. Mais un raisonnement qui masque un sanglot, voilà notre affaire. Le raisonnement ôte aux pleurs ce qu'ils ont d'obscène ; les pleurs, en révélant son origine passionnelle, ôtent au raisonnement ce qu'il a d'agressif ; nous ne serons ni trop touchés, ni du tout convaincus et nous pourrons nous livrer, en sécurité, à cette volupté modérée que procure, comme chacun sait, la contemplation des œuvres d'art. Telle est donc la « vraie », la « pure » littérature : une subjectivité qui se livre sous les espèces de l'objectif, un discours si curieusement agencé qu'il équivaut à un silence, une pensée qui se conteste elle-même, une Raison qui n'est que le masque de la folie, un Éternel qui laisse entendre qu'il n'est qu'un moment de l'Histoire, un moment historique qui, par les dessous qu'il révèle, renvoie tout à coup à l'homme éternel, un perpétuel enseignement, mais qui se fait contre les volontés expresses de ceux qui enseignent.
    Le message est, au bout du compte, une âme faite objet. Une âme ; et que fait-on d’une âme? On la contemple à distance respectueuse. On n’a pas coutume de montrer son âme en société sans un motif impérieux. Mais, par convention et sous certaines réserves, il est permis à quelques personnes de mettre la leur dans le commerce et tous les adultes peuvent se la procurer. Pour beaucoup de personnes, aujourd'hui, les ouvrages de l’esprit sont ainsi de petites âmes errantes qu’on acquiert pour un prix modeste : il y a celle du bon vieux Montaigne, et celle du cher La Fontaine, et celle de Jean-Jacques, et celle de Jean- Paul, et celle du délicieux Gérard. On appelle art littéraire l'ensemble des traitements qui les rendent inoffensives. Tannées, raffinées, chimiquement traitées, elles fournissent à leurs acquéreurs l’occasion de consacrer quelques moments d'une vie tout entière tournée vers l'extérieur à la culture de la subjectivité. L’usage en est garanti sans risques : le scepticisme de Montaigne, qui donc le prendrait au sérieux, puisque l'auteur des Essais a pris peur quand la peste ravageait Bordeaux ? Et l'humanisme de Rousseau, puisque « Jean-Jacques » a mis ses enfants à l'asile ? Et les étranges révélations de Sylvie, puisque Gérard de Nerval était fou ? Tout au plus, le critique professionnel instituera-t-il entre eux des dialogues infernaux et nous apprendra-t-il que la pensée française est un perpétuel entretien entre Pascal et Montaigne. Par là, il n'entend point rendre Pascal et Montaigne plus vivants, mais Malraux et Gide plus morts. Lorsque enfin les contradictions internes de la vie et de l'œuvre auront rendu l'une et l'autre inutilisables, lorsque le message, dans sa profondeur indéchiffrable, nous aura enseigné ces vérités capitales : « que l’homme n'est ni bon ni mauvais », « qu'il y a beaucoup de souffrance dans une vie humaine », « que le génie n'est qu'une longue patience », alors le but ultime de cette cuisine funèbre sera atteint et le lecteur, en reposant son livre, pourra s'écrier, l'âme tranquille : « Tout cela n'est que littérature. »
    Mais puisque, pour nous, un écrit est une entreprise, puisque les écrivains sont vivants avant que d'être morts, puisque nous pensons qu'il faut tenter d'avoir raison dans nos livres et que, même si les siècles nous donnent tort par après, ce n'est pas une raison pour nous donner tort par avance, puisque nous estimons que l'écrivain doit s'engager tout entier dans ses ouvrages, et non pas comme une passivité abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs et ses faiblesses, mais comme une volonté résolue et comme un choix, comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes chacun, alors il convient que nous reprenions du début ce problème et que nous nous demandions à notre tour : pourquoi écrit-on ?


Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ? « Qu'est-ce qu'écrire ? », "folio", Gallimard, 1948, pp. 13-40  



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