Balzac au travail : Le manuscrit d'Illusions perdues

7ème placard d'Illusions perdues
    Grâce à la collection "Fondation Empreinte" chez Verdier, on dispose d'un ouvrage reproduisant les étapes de l'impression de la première partie d'Illusions perdues, reprise sous le titre "Les deux poètes" dans l'édition définitive. C'est un document précieux qui nous fait découvrir Balzac au travail, corrigeant, raturant, inventant des signes typo, ajoutant des becquets quand les marges ne suffisent pas, au grand désespoir des typographes. C'est le premier auteur à spectaculariser sa compétence d'écrivain en faisant relier ses manuscrits pour les offrir à des personnes choisies. Pour Stéfane Vachon, "Mémoire de l'invention, mise en scène du mouvement de l'écriture, présence de versions simultanées ou concurrentes, [le manuscrit] enseigne une vérité intellectuelle tout en construisant un certain rapport à soi du sujet de l'écriture. Il permet une projection du moi écrivant, tendu entre un vécu, des affects, des pulsions et sa plume, il est l'espace du propre, de l'originaire et de l'authentique."
 (Illusions perdues, du manuscrit à l'édition Furne corrigée, Verdier, 2010, p. 13)


Qu'est-ce qu'un placard ? C'est la première épreuve d'un texte, imprimée en colonnes sur le recto seulement, sans pagination et avec de larges marges pour les corrections et les additions. Conformément à son habitude, Balzac découpe les placards qu'il reçoit de l'imprimerie et les colle sur de grandes feuilles blanches afin d'augmenter l'espace disponible pour les corrections et les ajouts. En fait, il ne s'agit pas de simples corrections. la relecture relance le processus créateur. L'oeuvre fructifie et prolifère grâce à la relecture.

8ème épreuve, 1ère révision

Qu'est-ce qu'une épreuve ? Après la correction des premiers placards, viennent les épreuves qui constituent le document génétique le plus précieux sur le travail de Balzac. Comme il dispose de moins de place sur les épreuves que sur les placards, il ajoute des becquets (= morceau de papier ajouté en marge d'un manuscrit, pour y introduire une addition ou une modification), parfois les empile, et écrit au verso de l'épreuve. Il procède aussi par déplacements, parfois met en attente des fragments composés. On comprend le désespoir des typographes sommés d'ordonner un tel méli-mélo. La présentation de Lucien de Rubempré dans la première partie du roman ne compte pas moins de douze jeux d'épreuves....



Stefan Zweig raconte ainsi le travail de Balzac dans la biographie qu'il consacre à l'auteur :

De Balzac au travail...

La curieuse page de titre
Ici la plume donne un coup de sabre qui déchire une phrase et la rejette à droite, à gauche ; il pique un mot, des paragraphes entiers sont arrachés comme par la griffe d’un lion et d’autres se glissent à leur place. Il fait tant de correction que les signes familiers aux typos ne suffisent bientôt plus. Il lui faut en imaginer d’autres. Bientôt la place va manquer, car voici longtemps qu’il y a plus de choses dans les marges que dans la page imprimée. Un nouveau texte muni de signes magiques, remplace en haut, en bas, à droite, à gauche celui qu’il vient de barrer ; la page, six blanches et si nette au début, est recouverte comme d’une toile d’araignée de traits qui se rencontrent, se coupent, se corrigent eux-mêmes ; en sorte que pour trouver de la place, il tourne la feuille et continue à écrire au verso. Mais ce n’est pas assez ! La plume ne trouve plus de blanc, les chiffres et les numéros qui doivent guider le malheureux typographe ne suffisent plus. Alors prenons les ciseaux et coupons quelques paragraphes superflus. On attrape du papier blanc, cette fois de plus petit format pour le distinguer nettement du premier texte et on le fixe avec de la colle. Ce qui constituait le début est inséré au milieu, on refait le début et, à la pelle, à la pioche on retourne tout ce terrain. Et ainsi, une couche recouvrant l’autre. L’écriture mêlée à l’impression, muni de chiffres, barbouillée, un vrai méli-mélo, le placard retourne à l’imprimerie, cette fois plus indéchiffrable est illisible que le manuscrit primitif.
(Stefan Zweig, Balzac le roman de sa vie, chapitre VIII "Balzac dans le monde et dans l'intimité")


Une page du manuscrit
verso du 4ème placard et recto du 5ème placard

 

au désespoir des typographes

    "Un rapide coup d'oeil dans les salles de rédaction, devant les presses, tout le monde se serre en riant autour des griffonnages quand ils arrivent. Impossible, déclarent les typographes les plus expérimentés, et bien qu'on leur propose double salaire, ils refusent de "faire plus d'une heure de Balzac" par jour. Il s'écoule des mois avant que l'un ou l'autre d'entre eux apprenne l'art de déchiffrer ces hiéroglyphes et il faut alors qu'un correcteur spécial revoie leurs essais hypothétiques.
    Mais quelle erreur s'ils s'imaginent que leur tâche est alors finie ! Car quand, le lendemain ou le surlendemain, les épreuves, entièrement composées à nouveau, retournent chez Balzac, il se jette sur ce texte nouvellement imprimé avec la même fureur que sur le premier. Une fois encore il bouleverse tout le plan péniblement établi, encore une fois il couvre la feuille de haut en bas de ratures et de taches, pour renvoyer la nouvelle épreuve aussi illisible et aussi embrouillée que l'ancienne. Et souvent il en va ainsi une troisième, une quatrième, une cinquième, une sixième, une septième fois, avec cette seule différence qu'il ne démolit plus des paragraphes entiers, pour les faire disparaître et les modifier, mais seulement des lignes, et à la fin, seulement des mots. Balzac a repris jusqu'à quinze et seize fois les épreuves de certains de ses ouvrages, et on n'a une idée de sa productivité que si on la mesure en songeant qu'en vingt ans il n'a pas seulement écrit une fois ses soixante-quatorze romans, ses nouvelles et ses essais, mais que les oeuvres définitives représentent en fait sept à dix fois cet effort déjà gigantesque en lui-même. 
(Stefan Zweig, Balzac le roman de sa vie, chapitre VIII "Balzac dans le monde et dans l'intimité")



l'édition Furne corrigée par l'auteur

les éditions : Balzac a l'habitude de revoir son texte sur la dernière édition parue. L'édition dite "Furne" est celle qui rassemble pour la première fois les trois parties de la trilogie au tome VIII de La Comédie humaine en 1843. L'auteur avait corrigé cette édition en vue d'une édition ultérieure qui n'a pas vu le jour de son vivant. Cette édition dite "Furne corrigé" est celle qui est choisie par la plupart des éditeurs modernes, à quelques détails près.

 




    






















 


 



   


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