Qu'est-ce qu'une bas bleu ?

     
Bas-bleu, de l'anglais "Bue Stocking"
de la couleur de ceux des habitués du salon
d'Elisabeth Montagu
    Dans Illusions perdues, Balzac (pourtant favorable à l’éducation des femmes) dresse un portrait au vitriol de Madame de Bargeton, éprise d'art et de littérature mais totalement dénuée de discernement. Semblant tout droit sortie d'une comédie de Molière, cette nouvelle précieuse ridicule porte un nom au XIXème siècle : c'est une bas bleu.
    Qu'est-ce qu'une bas bleu ? C'est une femme qui se pique d'être lettrée, ce qui veut dire pour Balzac que:
— Elle aime les "tartines" (comprenez : "de grandes phrases bardées de mots emphatiques", Illusions perdues, p. 82)
— Elle pratique systématiquement l'hyperbole : tout est grandiose, sublime, divin, extraordinaire.
                                                                — Elle admire le génie sous toutes ses formes, et n'admire que lui.
                                                                    — Elle se croit profondément supérieure.
                                                                    — De ce qui précède il résulte qu'elle est totalement ridicule (du moins jusqu’à sa transformation parisienne…)

    C'est que la bas bleu, à l'origine femme de lettres qui tient salon, a subi un sort à peu près identique à la précieuse du XVIIème siècle, (figure dont on a enfin commencé à redorer le blason[1]). Son nom prend très vite des connotations péjoratives, comme si toute femme ayant des prétentions intellectuelles ne pouvait que singer les hommes à qui est réservé par nature l'accès aux hautes sphères du savoir. C'est d'ailleurs le principal reproche qui lui est fait : la bas bleu est un homme et c'est un homme manqué. D'ailleurs, à part Flaubert qui ironise sur le mot dans son dictionnaire des idées reçues, les auteurs du XIXème se sont généralement déchaînés contre elles, dans des portraits parfois drôles, souvent méchants, toujours injustes. 
    En cherchant matière à cet article, Marcel tombe justement sur le chapitre incroyablement vachard que leur consacre Barbey d'Aurévilly dans Des Hommes et des oeuvres, ouvrage qui regroupe un grand nombre de ses études critiques. Le chapitre V est donc consacré aux femmes qui écrivent, ce qui n'est nullement un paradoxe dans un ouvrage consacré aux oeuvres des hommes, puisque selon l'auteur « les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes, — du moins de prétention, — et manqués ! Ce sont des Bas-bleus. Bas-bleu est masculin. Les Bas-bleus ont, plus ou moins, donné la démission de leur sexe. »
Marcel reproduit donc quelques extraits de cette prose méchante, qui nous renseigne sur les mentalités du XIXème siècle, et la crainte que suscitent déjà les revendications des femmes en matière d'égalité. Et puis surtout, voir dès le XIXème siècle des auteurs tonner contre la féminisation des noms communs, c'est quand même assez réjouissant... 

Barbey : "La Bas-bleu, c'est la femme qui se croit un cerveau d'homme"

        Le Bas-bleu, c’est la femme littéraire. C’est la femme qui fait métier et marchandise de littérature. C’est la femme qui se croit cerveau d’homme et demande sa part dans la publicité et dans la gloire. Or, cette espèce est très moderne en France et il a fallu les transformations successives par lesquelles nous sommes passés depuis la Révolution française, pour que des femmes qui n’étaient ni bossues, ni laides, ni bréhaignes, eussent l’idée de se mettre en équation avec l’homme, et que les hommes, devenus aussi femmes qu’elles, eussent la bassesse de le souffrir.
        Car ils l’ont souffert, — et ils ont fait pis : ils l’ont accepté. Ils ont cru légitime la prétention de la femme en matière d’égalité cérébrale avec l’homme ; et, si philosophiquement, ils ont reculé devant la thèse elle-même et l’absolu des termes sur lesquels elle s’appuie, la plupart, dans la pratique, ont parlé comme s’ils l’admettaient, même ceux qui devaient s’y connaître, les brasseurs de choses intellectuelles, les gens qui, par métier, font observation d’esprit humain. [...] D’ailleurs il n’y a pas que la lâcheté des hommes vis-à-vis des femmes dans l’ambition qu’elles montrent aujourd’hui. Il y a un monde d’autres choses ; mais comptez en premier l’influence du principe qui commande au siècle, et qui, comme tout principe, doit se vider, un jour ou l’autre, intégralement de tout ce qu’il contient. Rudement mais nettement posé par la Révolution française, et toujours frémissant dans les limites entre lesquelles Napoléon, qui savait l’indomptabilité du monstre, l’enferma, le principe de l’Égalité sautera, dans un temps donné, ses barrières. L’Égalité civile et politique n’est qu’une égalité relative, une part faite à qui veut tout prendre, car les principes sont absolus. En ce moment du siècle, il roule dans les esprits, qui en tressaillent, l’idée d’une égalité bien autrement profonde que cette égalité chétive ; et les femmes qui, en Gaule, passaient pour prophétesses, la pressentent et pour leur compte, la provoquent, en la demandant.
        Et ce n’est pas d’hier qu’elles l’ont demandée. Ce n’est pas d’hier que l’idée d’égalité, en dehors du Code, s’est mise à poindre dans tous les horizons ; puis, par degrés, à insolemment rayonner. Bien avant ce célèbre club des femmes, organisé en 1848, et si ridiculement fameux ; bien avant les publications de Mme Olympe Audouard, qui demande même des droits politiques, Mme Audouard, la plus avancée des révolutionnaires féminines ; la Marat couleur de rose du parti, et que je ne tuerais pas dans sa baignoire ; bien avant toutes ces tentatives animées dont ont pu rire quelques esprits aristophanesques, quelques attardés dans leur temps, qui ont encore dans le ventre de l’ancien esprit français, car nous portons malgré nous en nos veines quelque chose des mœurs de nos pères, l’idée d’égalité, qui pénètre tout, avait pénétré la perméable substance de l’esprit des femmes, et traversé, sans grande peine, la pulpe de pêche de ces cerveaux.
[...] Barbey aborde ensuite l'influence détestable de Madame de Staël et de Georges Sand, qui convertissent même les hommes à leurs thèses émancipatrices. 
        Ce jour-là, les femmes prirent, dans le monde de la publicité, une position et un pied qu’elles n’y avaient jamais pris. Elles n’avaient jamais été que des êtres charmants, parfaitement femmes et c’était là leur charme, et voilà qu’elles ne voulurent plus l’être. Elles en eurent honte comme d’une faiblesse. Elles ne voulurent plus être la vigne qui enivre et s’appuie comme dit le moraliste, et qui n’enivre que parce qu’elle s’appuie…
Elles répudièrent toute dépendance, celle de l’amant après celle du mari. Elles tendirent à devenir dans la réalité la femme libre, que le saint-simonisme avait révélée ; car des romans passionnés popularisent une idée et la font passer plus vite dans les idées et dans les mœurs que la plus crâne et la plus cambrée des théories. Ces Érygones, enivrées d’elles-mêmes, crurent pouvoir faire par elles-mêmes (fare da se) comme l’Italie et elles le firent… comme l’Italie. Dans cette transformation de la femme, la jeune fille, qui est son expression la plus naïve et la plus vraie, disparut. C’est maintenant une espèce perdue. À présent, les jeunes filles ne sont plus que les petits êtres personnels et raisonneurs dont les comédies de M. Dumas fils sont l’exacte photographie.
        Ce fut à dater des romans de Sand qu’on vit pulluler toutes sortes de livres en prose et en vers, écrits par des plumes féminines sur l’inégalité des conditions entre l’homme et la femme, et que le bas-bleu apparut, — le véritable bas-bleu, bien autrement foncé qu’en Angleterre, où le mariage, — une sauvegarde contre le bas-bleuisme, — est resté en honneur et où le mari s’appelle Lord encore… [...]
        Les idées répandues dans ses livres ou qui en découlent, ne continuent pas moins de s’infiltrer dans tous les esprits ; et comme l’huile, dont le temps grandit toujours la tâche, à envahir de plus en plus nos mœurs. Les gouvernements eux-mêmes qui se croient à la tête des mœurs, lorsqu’ils se traînent à leur queue, se laissent gagner et pénétrer par la tache d’huile aussi mollement que l’opinion. Dernièrement, n’avons-nous pas vu une femme d’un talent secondaire, décorée, comme un homme, reconnu grand artiste, ne l’est souvent pas?… Sans doute puisqu’on voulait refaire, en la féminisant, la scène légendaire de Charles-Quint dans l’atelier du Titien, et qu’une Titien manquait, on pouvait prendre Mlle Rosa Bonheur tout aussi bien qu’une autre.
        Ce n’est pas un crime de ne prendre que ce qu’on a. Mais en la décorant comme un homme, c’était une manière d’accepter l’idée qui court dans tous les esprits, cette rue ! qu’il n’est réellement aucun obstacle dans l’organisation de la femme à ce qu’il y ait des mesdames Titien, des mesdames Michel-Ange, des mesdames Shakespeare, à partir du jour où la tyrannique éducation que les hommes imposent aux femmes ne l’empêchera plus !!!
Certes ! nous verrons bien, — comme dit le Misanthrope, — mais toute expérience peut être longue ! Mais en attendant que nous ayons vu, la prétention subsiste, la prétention au génie, cette immense virilité ! Mais en attendant les éblouissantes acquisitions des temps futurs, le bas-bleu médiocre, vaniteux et impudent, fleurit et s’étale, comme jamais il n’avait fleuri, comme il ne s’était jamais étalé ! Jusque-là, il s’était contenté de se cantonner dans quelque coin de livre ou de théâtre, mais le livre, c’était encore trop pudibond et trop mystérieux. Le théâtre même ne donnait pas le succès à visage assez nu, et il lui a fallu des chaires ! D’étranges professoresses (car le bas-bleuisme bouleverse la langue comme il bouleverse le bon sens) se sont mises à faire solennellement des conférences et ont pu trouver des publics. Les hommes qui aiment le plus la plaisanterie y sont allés, non pour y rire, non pour y siffler… même avec une flûte, mais sérieusement ! mais comme à un enseignement possible !


Barbey D'Aurévilly, Des hommes et des oeuvres, V. Les Bas-bleus, 1878 (source : Obvil Sorbonne, Barbey d'Aurevilly, les Bas-bleus)



 






[1] Voir en particulier l'excellent livre de Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses, naissance des femmes de lettres en France au XVIIème siècle, Champion,2008


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