Merleau-Ponty, La prose du monde (pdf)

Cy Twombly, "Suma" (1982)
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« Le prosaïque se borne à toucher par des signes convenus des significations déjà installées dans la culture. la grande prose est l'art de capter un sens  qui n'avait jamais été objectivé jusque là et de le rendre accessible à tous ceux qui parlent la même langue.» (Maurice Merleau-Ponty, Introduction à la prose du monde)
     Puisque la prose et au programme, et couplée avec l'oeuvre de Francis Ponge dont on connaît les liens avec la phénoménologie, voici l'occasion de reproduire le premier chapitre de La Prose du Monde par Merleau-Ponty, texte laissé inachevé par son auteur. Comment, en dépit de leur caractère prédéfini, les mots sont-ils susceptibles de dire des choses nouvelles, insoupçonnées ? Autrement dit, comment la parole peut-elle devenir "parole parlante" et non seulement "parole parlée", celle qui désigne la parole ordinaire, celle qui va accrocher aux réalités perçues le déjà-là du langage, déjà formulé, déjà dit ?


   Le fantôme d'un langage pur 

    Voilà longtemps qu'on parle sur la terre et les trois quarts de ce qu'on dit passent inaperçus. Une rose, il pleut, le temps est beau, l'homme est mortel. Ce sont là pour nous les cas purs de l'expression. Il nous semble qu'elle est à son comble quand elle signale sans équivoque des événements, des états de choses, des idées ou des rapports, parce que, ici, elle ne laisse plus rien à désirer, elle ne contient rien qu'elle ne montre et nous fait glisser à l'objet qu'elle désigne. Le dialogue, le récit, le jeu de mots, la confidence, la promesse, la prière, l'éloquence, la littérature, enfin ce langage à la deuxième puissance où l'on ne parle de choses ni d'idées que pour atteindre quelqu'un, où les mots répondent à des mots, et qui s'emporte en lui-même, se construit au-dessus de la nature un royaume bourdonnant et fiévreux, nous le traitons comme simple variété des formes canoniques qui énoncent quelque chose, Exprimer, ce n'est alors rien de plus que remplacer une perception ou une idée par un signal convenu qui l'annonce, l'évoque ou l'abrège. Bien sûr, il n'y a pas que des phrases toutes faites et une langue est capable de signaler ce qui n'a jamais été vu. Mais comment le pourrait-elle si le nouveau n'était fait d'éléments anciens, déjà exprimés, s'il n'était entièrement définissable par le vocabulaire et les rapports de syntaxe de la langue en usage ? La langue dispose d'un certain nombre de signes fondamentaux, arbitrairement liés à des significations clefs ; elle est capable de recomposer toute signification nouvelle à partir de celles-là, donc de les dire dans le même langage, et finalement l'expression exprime parce qu'elle reconduit toutes nos expériences au système de correspondances initiales entre tel signe et telle signification dont nous avons pris possession en apprenant la langue, et qui est, lui, absolument clair, parce qu'aucune pensée ne traîne dans les mots, aucun mot dans la pure pensée de quelque chose. Nous vénérons tous secrètement cet idéal d'un langage qui, en dernière analyse, nous délivrerait de lui-même en nous livrant aux choses. Une langue, c'est pour nous cet appareil fabuleux qui permet d'exprimer un nombre indéfini de pensées ou de choses avec un nombre fini de signes, parce qu'ils ont été choisis de manière à recomposer exactement tout ce qu'on peut vouloir dire de neuf et à lui communiquer l'évidence des premières désignations de choses.
    Puisque l'opération réussit, puisqu'on parle et qu'on écrit, c'est que la langue, comme l'entendement de Dieu, contient le germe de toutes les significations possibles, c'est que toutes nos pensées sont destinées à être dites par elle, c'est que toute signification qui paraît dans l'expérience des hommes porte en son cœur sa formule, comme, pour les enfants de Piaget, le soleil porte en son centre son nom. Notre langue retrouve au fond des choses une parole qui les a faites.
     Ces convictions n'appartiennent pas qu'au sens commun. Elles règnent sur les sciences exactes (mais non pas, comme nous verrons, sur la linguistique). On va répétant que la science est une langue bien faite. C'est dire aussi que la langue est commencement de science, et que l'algorithme est la forme adulte du langage. Or, il attache à des signes choisis (les significations définies à dessein et sans bavures. Il fixe un certain nombre de rapports transparents ; il institue, pour les représenter, des symboles qui par eux-mêmes ne disent rien, qui donc ne diront jamais plus que ce qu'on a convenu de leur faire dire. S'étant ainsi soustrait aux glissements de sens qui font l'erreur, il est, en principe, assuré de pouvoir, à chaque moment, justifier entièrement ses énoncés par recours aux définitions initiales. Quand il s'agira d'exprimer dans le même algorithme des rapports pour lesquels il n'était pas fait ou, comme on dit, des problèmes «d'une autre forme », peut-être sera-t-il nécessaire d'introduire de nouvelles définitions et de nouveaux symboles. Mais si l'algorithme remplit gon office, s'il veut être un langage rigoureux et contrôler à chaque moment ses opérations, il ne faut pas que rien d'implicite ait été introduit, il faut enfin que les rapports nouveaux et anciens forment ensemble une seule famille, qu'on les voie dériver d'un seul système de rapports possibles, de sorte qu'il n'y ait jamais excès de ce qu'on veut dire sur ce qu'on dit ou de ce qu'on dit sur ce qu'on veut dire, que le signe reste simple abréviation d'une pensée qui pourrait à chaque moment s'expliquer et se justifier en entier. La seule vertu, — mais décisive, de l'expression est alors de remplacer les allusions confuses que chacune de nos pensées fait à toutes les autres par des actes de signification dont nous soyons vraiment responsables, parce que l'exacte portée nous en est connue, de récupérer pour nous la vie de notre pensée, et la valeur expressive de l'algorithme est tout entière suspendue au rapport sans équivoque des significations dérivées avec les significations primitives, et de celles-ci avec des signes par eux-mêmes insignifiants, où la pensée ne trouve que ce qu'elle y a mis.
      L'algorithme, le projet d'une langue universelle, c'est la révolte contre le langage donné. On ne veut pas dépendre de ses confusions, on veut le refaire à la mesure de la vérité, le redéfinir selon la pensée de Dieu, recommencer à zéro l'histoire de la parole, ou plutôt arracher la parole à l'histoire. La parole de Dieu, ce langage avant le langage que nous supposons toujours, on ne la trouve plus dans les langues existantes, ni mêlée à l'histoire et au monde. C'est le verbe intérieur qui est juge de ce verbe extérieur. En ce sens, on est à l'opposé des croyances magiques qui mettent le mot soleil dans le soleil. Cependant, créé par Dieu avec le monde, véhiculé par lui et reçu par nous comme un messie, ou préparé dans l'entendement de Dieu par le système des possibles qui enveloppe éminemment notre monde confus et retrouvé par la réflexion de l'homme qui ordonne au nom de cette instance intérieure le chaos des langues historiques, le langage en tout cas ressemble aux choses et aux idées qu'il exprime, il est la doublure de l'être, et l'on ne conçoit pas de choses ou d'idées qui viennent au monde sans mots. Qu'il soit mythique ou intelligible, il y a un lieu où tout ce qui est ou qui sera, se prépare en même temps à être dit.
      C'est là chez l'écrivain une croyance d'état. Il faut toujours relire ces étonnantes phrases de La Bruyère que cite Jean Paulhan : « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu'elle existe. » Qu'en sait-il ? Il sait seulement que celui qui parle ou qui écrit est d'abord muet, tendu vers ce qu'il veut signifier, vers ce qu'il va dire, et que soudain le flot des mots vient au secours de ce silence, et en donne un équivalent si juste, si capable de rendre à l'écrivain lui-même sa pensée quand il l'aura oubliée, qu'il faut croire qu'elle était déjà parlée dans l'envers du monde. Puisque la langue est là comme un instrument bon à toutes fins, puisque, avec son vocabulaire, ses tournures et ses formes qui ont tant servi, elle répond toujours à l'appel et se prête à exprimer tout, c'est que la langue est le trésor de tout ce qu'on peut avoir à dire, c'est qu'en elle est écrite déjà toute notre expérience future, comme le destin des hommes est écrit dans les astres. Il s'agit seulement de rencontrer cette phrase déjà faite dans les limbes du langage, de capter les paroles sourdes que l'être murmure. Comme il nous semble que nos amis, étant ce qu'ils sont, ne pouvaient pas s'appeler autrement qu'ils s'appellent, qu'en leur donnant un nom on a seulement déchiffré ce qui était exigé par cette coucouleur des yeux, cet air du visage, cette démarche, — quelques-uns seulement sont mal nommés et portent pour la vie, comme une perruque ou un masque, un nom menteur ou un pseudonyme, — l'expression et l' exprimé échangent bizarrement leurs rôles et, par une sorte de fausse reconnaissance, il nous semble qu'elle l'habitait de toute éternité.
Mais si les hommes déterrent un langage préhistorique parlé dans les choses, s'il y a, en deçà de nos balbutiements, un âge d'or du langage où les mots tenaient aux choses mêmes, alors la communication est sans mystère. Je montre hors de moi un monde qui parle déjà comme je montre du doigt un objet qui était déjà dans le champ visuel des autres. On dit que les expressions de la physionomie sont par elles-mêmes équivoques et que cette rougeur du visage est pour moi plaisir, honte, colère, chaleur ou rougeur orgiaque selon que la situation l'indique. De même la gesticulation linguistique n'importe rien dans l'esprit de celui qui l'observe : elle lui montre en silence des choses dont il sait déjà le nom, parce qu'il est leur nom. Mais laissons le mythe d'un langage des choses, ou plutôt prenons-le dans sa forme sublimée, celle d'une langue universelle, qui donc enveloppe par avance tout ce qu'elle peut avoir à dire parce que ses mots et sa syntaxe reflètent les possibles fondamentaux et leurs articulations : la conséquence est la même. Il n'y a pas de vertu de la parole, aucun pouvoir caché en elle. Elle est pur signe pour une pure signification. Celui qui parle chiffre sa pensée. Il la remplace par un arrangement sonore ou visible qui n'est rien que sons dans l'air ou pattes de mouche sur un papier. La pensée se sait et se suffit; elle se notifie au dehors par un message qui ne la porte pas, et qui la désigne seulement sans équivoque à une autre pensée qui est capable de lire le message parce qu'elle attache, par l'effet de l'usage, des conventions humaines, ou d'une institution divine, la même signification aux mêmes signes, En tout cas, nous ne trouvons jamais dans les paroles des autres que ce que nous y mettons nous-mêmes, la communication est une apparence, elle ne nous apprend rien de vraiment neuf. Comment serait-elle capable de nous entraîner au-delà de notre propre pouvoir de penser, puisque les signes qu'elle nous présente ne nous diraient rien si nous n'en avions déjà par devers nous la signification? Il est vrai qu'en observant comme Fabrice des signaux dans la nuit, ou en regardant glisser sur les ampoules immobiles les lettres lentes et rapides du journal lumineux, il me semble voir naître là-bas une nouvelle. Quelque chose palpite et s'anime : pensée d'homme ensevelie dans la distance. Mais enfin ce n'est qu'un mirage. Si je n'étais pas là pour percevoir une cadence et identifier des lettres en mouvement, il n'y aurait qu'un clignotement insignifiant comme celui des étoiles, des lampes qui s'allument et s'éteignent, comme l'exige le courant qui passe. La nouvelle même d'une mort ou d'un désastre que le télégramme m'apporte, ce n'est pas absolument une nouvelle ; je ne la reçois que parce que je savais déjà que des morts et des désastres sont possibles. Certes, l'expérience que les hommes ont du langage n'est pas celle-là : ils aiment jusqu'à la folie causer avec le grand écrivain, ils le visitent comme on va voir la statue de saint Pierre, ils croient donc sourdement à des vertus secrètes de la communication. Ils savent bien qu'une nouvelle est une nouvelle et que rien ne sert d'avoir souvent pensé à la mort tant qu'on n'a pas appris la mort de quelqu'un qu'on aime. Mais dès qu'ils réfléchissent sur le langage, au lieu de le vivre, ils ne voient pas comment on pourrait lui garder ces pouvoirs. Après tout, je comprends ce qu'on me dit parce que je sais par avance le sens des mots qu'on m'adresse, et enfin je ne comprends que ce que je savais déjà, je ne me pose d'autres problèmes que ceux que je peux résoudre. Deux sujets pensants fermés sur leurs significations, — entre eux des messages qui circulent, mais qui ne portent rien, et qui sont seulement occasion pour chacun de faire attention à ce qu'il savait déjà, — finalement, quand l'un parle et que l'autre écoute, des pensées qui se reproduisent l'une l'autre, mais à leur insu, et sans jamais s'affronter, —oui, comme le dit Paulhan, cette théorie commune du langage aurait pour conséquence « que tout se passât à la fin entre eux deux comme s'il n'y avait pas eu langage».
  

Merleau-Ponty-Ponty, "Le fantôme d'un langage pur", in La Prose du monde, 
"tel" Gallimard, 1969, pp. 7-14 



 








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