Ponge, « la pratique de la littérature » (pdf)

Un abricot (What did you expect ?)

 


« Mais ce que je veux dire, c'est que ce sentiment de la présence des choses, cette sensibilité au monde muet, moi je croyais, quand j'étais enfant, que tout le monde l'avait... » (Ponge, "La pratique de la littérature", in Le grand recueil II, p.270)   

        

        Voilà un autre texte de Ponge que Marcel a envie de vous faire lire. C'est un texte un peu long sans doute, c'est la transcription d'une conférence qu'il a donnée à Stuttgart en 1956 devant un public d'étudiants. C'est peut-être ce qui lui donne ce caractère à la fois familier et authentique. L'auteur y aborde pas mal de thèmes qui lui tiennent à coeur : la sensibilité au monde des choses, son amour des dictionnaires, l'usure du langage, l'étanchéité entre les mondes (celui des choses et celui des textes), la recherche passionnée du mot juste... Il y raconte aussi l'incroyable histoire de "rose sacripant", au milieu de récits de chevaux, de pommes et d'abricots... Un bon moment en perspective...  (Marcel prend le texte quelques pages après le début, mais a renoncé à le couper ensuite)


La pratique de la littérature

  [...] Ce que je vous dis là est une une sorte d'introduction de biais, de piétinement de biais, en même temps que d'exhortation à moi-même, parce que je dois dire, peut-être, qu'il n'est pas si simple pour moi de m'élancer dans la parole, de vous parler. Je pense que vous excusez que je ne sois pas un orateur. Si j'ai choisi d'écrire ce que j'écris, c'est aussi contre la parole, la parole éloquente, parce que je ne suis pas éloquent. Et donc je ne veux pas essayer de l'être. Et souvent, après une conversation, des paroles, j'ai l'impression de saleté, d'insuffisance, de choses troubles ; même une conversation un peu poussée, allant un peu au fond, avec des gens intelligents. On dit tant de bêtises, on dit les choses sur un tempo qui n'est pas juste, on sort de la question. Ce n'est pas propre. Et mon goût pour l'écriture c'est souvent, rentrant chez moi après une conversation où j'avais eu l'impression de prendre de vieux vêtements, de vieilles chemises dans une malle pour les mettre dans une autre malle, tout ça au grenier, vous savez, et beaucoup de poussière, beaucoup de saleté, un peu transpirant et sale, mal dans ma peau. Je vois la page blanche et je me dis : Avec un peu d'attention, je peux, peut-être, écrire quelque chose de propre, de net. » N'est-ce pas, c'est souvent la raison, peut-être une des principales raisons d'écrire. Pour faire quelque chose qui puisse être lu, relu, aussi bien par soi-même, et qui ne participe pas de ce hasard de la parole. Contre le hasard. Les hasards, ce sont peut-être des lois compliquées à l'extrême. Et peut-être un bon texte peut-il être hasard dans cette mesure. Très ambigu. Chaque lecture donnant une autre face. Mais une chose qui ne se défasse pas et qui continue à vivre en même temps que le lecteur présumé, serait-il moi-même.
        Je crois que c'est Gide qui a dit dans Prétextes, son meilleur livre, qu'une œuvre d'art véritable c'était celle qui donnait de la nourriture à plusieurs générations. Car les générations ne demandent pas les mêmes nourritures. Souvent elles demandent le contraire de la génération précédente.Mais un bon texte nourrit aussi la génération contradictoire. Hm. Maintenant, ce que je peux dire aussi, c'est comment, peut-être pourquoi j'ai choisi de faire ce travail. Peut-être parce que c'est le contraire d'un travail. Parce que, en un sens, dans ma façon d'être ici, j'ai l'air un peu de professer. Mais quand je travaille chez moi, je suis les pieds sur la table, il faut que je me mette dans la position du mauvais élève, et c'est pour écrire le contraire de ce que j'écrivais par devoir à l'école, que j'ai choisi de devenir écrivain. Je pense que c'est peut-être une faiblesse d'attacher tant d'importance à ce qu'on a fait à l'école que de vouloir passer sa vie ensuite à faire le contraire, prendre l'attitude contraire (et je suis sûr que le professeur Bense ne m'en voudra pas de dire cela devant certains membres de cet auditoire qui sont ses élèves). Je crois que c'est bien d'être élève, et la preuve c'est qu'on peut avoir tellement envie ensuite d'être le contraire. Et je ne veux pas dire professeur, mais mauvais élève. Pourquoi ? Est-ce qu'on devient poète ainsi? (Poète, c'est un mot, mauvais mot.) En raison de l'insatisfaction que vous donnent les œuvres récentes ou contemporaines dans la technique que vous avez choisie? La littérature, c'est à la fois une grande vénération pour les très beaux textes anciens et une insatisfaction de ce qu'on voit actuellement dans le même ordre. On a tort, mais c'est cela. Je crois qu'on choisit la technique où on pense qu'on a quelque chose à dire, que ça ne va pas comme ça, qu'il faut bousculer un peu les choses. Pourquoi veut-on bousculer ? Ce n'est pas seulement par vénération pour les choses anciennes. Il y a cela. 
        Mais il y a aussi la sensibilité présente au monde actuel. Et que cette sensibilité s'exprime par la révolte, comme ça a été le cas pour ma génération (vous savez, à peu près la génération surréaliste) ou que cette sensibilité s'exprime par l'extase, le ravissement... en tout cas, il faut une sensibilité. Parce qu'il faut dire qu’il y a un très grand nombre de gens qui sont parfaitement insensibles au monde, au monde des objets ou au monde des sentiments. Ils passent, ils vivent, ils ont raison, mais ils ne sont pas violemment atteints dans leur sensibilité, par ce qui se passe, par ce qui existe.
        Alors, Mlle Walther a prononcé tout à l'heure le mot de « parti pris des choses ». C'est le livre de moi qui m'a fait connaître un peu. Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est très facile de vous plonger dans le parti pris des choses.
        Nous sommes ici, enfermés dans cette pièce. C'est une chose concrète. C'est vrai. Nous sommes des hommes, des femmes, vous m'écoutez, je parle.Mais ça continue dehors. Tout fonctionne. La terre, le système, il faut se mettre dans cette idée, tout fonctionne, tout marche, ça passe, ça tourne, et non seulement les herbes poussent, très lentement mais très sûrement, les pierres attendent d'éclater ou de devenir du sable. Ici, les objets vivent aussi. Il y en a partout, nous sommes environnés de témoins muets, muets, tandis que nous... En tout cas, cette réalité non seulement du fonctionnement (ce serait presque rassurant), mais de l'existence probablement aussi dramatique que la nôtre, des moindres objets, — vous comprenez —, qui s'en occupe ? Tous les livres de la bibliothèque universelle depuis des siècles traitent de l'homme, de la femme, des rapports entre les hommes et les femmes — en France surtout — etc., etc. Souhaitons donc, une fois seulement, quelque chose de profondément respectueux, simplement un peu d'attention, de pitié peut-être ou de sympathie, pour ces rangs, ces rangées de choses muettes qui ne peuvent pas s'exprimer, sinon par des poses, des façons d'être, des formes auxquelles elles sont contraintes, qui sont leur damnation comme nous avons la nôtre. Ces couleurs qu'elles prennent. Pourquoi ? Hm. On dit (je ne sais pas si c'est la plus récente théorie, c'est la seule que j'al apprise) que si une chose est verte, c'est justement parce qu'elle ne peut pas laisser passer les rayons verts, parce que ceux-là, elle ne peut pas, elle les arrête. Toutes les choses voudraient être blanches, laisser passer tous les rayons. Mais elles ont toutes un défaut, une damnation. Ça c'est le sens tragique, dramatique, mettons le sens de Braque, si vous voulez, en peinture. C'est le sentiment que la couleur est... La chose ne peut pas être autrement, elle est de telle couleur parce qu'elle ne peut pas, c'est un défaut, elle ne laisse pas passer ces rayons-là. C'est là sa faute, c'est là son manque. Elle ne peut pas. Chez Picasso c'est le contraire. Elle veut être rouge, elle dit « Je veux ! » Et puis, allez, bleu, si bleu au lieu d'être rouge, mais c'est la même conception. C'est une autre humeur, une autre réaction. Mais ce que je veux dire, c'est que ce sentiment de la présence des choses, cette sensibilité au monde muet, moi je croyais, quand j'étais enfant, que tout le monde l'avait, avait cette sensibilité, et je trouvais, dans certains textes de certains poètes français ou étrangers, cette sensibilité. Dans tous les grands poètes il y a par-ci, par-là, des indications de la sensibilité aux choses, bien sûr, mais c'est toujours noyé dans un flot humain, lyrique, où on vous dit : « Les choses, on y est sensible, mais comme moyen de se parler d'homme à homme. » On vous dit : « Vous avez le cœur dur comme une pierre. » Or, les pierres, c'est autre chose, elles ont peut-être le cœur dur, mais aussi d'autres qualités. Mais on entend une fois pour toutes « les pierres sont dures ». C'est fini. C'est fini, on n'en parle plus. Les autres qualités, non. C'est dur. C'est, somme toute, constamment comme moyen, moyen terme d'homme à homme, qu'on s'occupe des choses, jamais pour elles-mêmes.
        Vous me direz : « votre attitude envers les choses est mystique ». Non, c'est un sentiment que rien n'a été dit proprement, honnêtement, en ne faisant pas la chose totale, on ne peut pas dénombrer toutes les qualités, ce n'est pas possible, il faudrait... Et c'est pour ça que je reste des années sur un objet, parce que je me dis : Ah, il y a encore ça, ah, et puis j'ai dit qu'il était comme ça, il va protester, il dira : non, je suis encore autre chose. » 
        Alors, ça, c'est une attitude qui est une des attitudes de « Parti Pris des Choses » Cette sensibilité aux choses comme telles, si vous voulez. Dans notre poète La Fontaine il y a tous les animaux, beaucoup d'animaux. Mais au lieu de faire « Le lion devenu vieux », « le lion malade », « le lion et la cigogne » etc., je voudrais faire « Le cheval » ou « Le lion » Mon cheval n'est pas suffisant non plus, parce qu'au lieu de dire quelques qualités je veux dire celles qui ne sont pas encore dites, celles qui sont..., il faudrait dire tout. Bon. Ainsi, il y a cette sensibilité au monde extérieur. Et puis il y a une autre sensibilité à un autre monde, entièrement concret également, bizarrement concret, mais concret, qui est le langage, les mots. Je crois qu'il faut les deux sensibilités pour être un artiste. C'est-à-dire avoir la sensibilité au monde et avoir la sensibilité à son moyen d'expression. Je me rappelle, quand j'étais tout enfant, mon père avait les dictionnaires dans sa bibliothèque, et j'étais là-dedans comme dans une malle avec des trésors, des colliers, des bijoux, comme la malle du maharajah, le coffre à bijoux, plein de bijoux.
        Nous avons un merveilleux dictionnaire en langue française, c'est le Littré. Littré était un philosophe positiviste, mais merveilleux, sensible, un poète magnifique, vous savez. C'était un disciple d'Auguste Comte (enfin il était de la même école), mais il a prouvé une sensibilité merveilleuse : dans le choix des exemples pour chaque mot, dans la façon de traiter l'historique, etc. Les mots sont un monde concret, aussi dense, aussi existant que le monde extérieur. Il est là. Pourquoi ? Parce que tous les mots de toutes les langues et surtout des langues qui ont une littérature, comme l'allemande, la française et qui ont aussi — comme dirais-je? qui viennent d'autres langues qui ont déjà eu des monuments, comme le latin, ces mots, chaque mot, c'est une colonne du dictionnaire, c'est une chose qui a une extension, même dans l'espace, dans le dictionnaire, mais c'est aussi une chose qui a une histoire, qui a changé de sens, qui a une, deux, trois, quatre, cinq, six significations. Qui est une chose épaisse, contradictoire souvent, avec une beauté du point de vue phonétique, cette beauté des voyelles, des syllabes, des diphtongues, cette musique... Somme toute, ce sont des sons, plutôt les syllabes sont des sons, chaque syllabe est un son. Les mots c'est bizarrement concret, parce que, Si vous pensez... en même temps ils ont, mettons, deux dimensions, pour l'œil et pour l'oreille, et peut-être la troisième, c'est quelque chose comme leur signification. Parce que un mot, comment dirais-je ? Pour l'œil, c'est un personnage d'un centimètre ou d'un demi-centimètre ou de trois millimètres et demi, avec un point sur l'i ou un accent... ; un personnage, enfin un petit ver, un petit ver, et avec aussi, un regard. Quand on est sensible, on est sensible à cela, malgré tout, et il a aussi une existence sonore. On le sait beaucoup mieux depuis la radio. Mais on le savait quand la poésie était chantée, on ne lisait pas beaucoup, c'est juste. Actuellement, dans une langue comme le français (je suppose que pour l'allemand c'est la même chose) depuis que l'imprimerie a diffusé la littérature, pas seulement la littérature, aussi les journaux, les affiches ont rendu très public cela... Il y a encore les recoupements (ou coupes mentales ?) qui reviennent à cause de la radio... Enfin les mots sont des choses sonores, mais il y a très sensiblement la vision du mot et beaucoup plus importante qu'avant Gutenberg. Certainement, avant Gutenberg, la sensibilité au côté visuel du mot était réservée à quelques uns. Actuellement, les gens écrivent proprement, sans fautes d'orthographe ou pas beaucoup, même une langue comme le français, où la moitié des lettres n'est pas prononcée. Il y a donc certainement, même dans le grand public, dans la foule, une sensibilité visuelle et puis il y a cette troisième dimension, qui est curieuse, cette histoire de signification, qui fait peut-être que le mot est un objet à trois dimensions, donc un objet vraiment. Mais la troisième dimension est dans cette signification.
        Mais ce n'est qu'une chose, la signification. C'est une chose très importante, c'est ce qui fait la supériorité (que tous les artistes des autres techniques m'excusent), c'est ce qui fait la supériorité de la parole et de la poésie, considérée comme l'art de la parole, non pas la poésie de la chansonnette, mais la poésie-art de la parole, et la parole est une chose plus grave, plus importante à cause de cela justement.
        La musique, c'est très bien, c'est très important, moi-même j'ai beaucoup aimé la musique et j'en ai beaucoup fait, et, quand j'étais jeune, c'était avec vos musiciens que j’ai connu mes premières émotions esthétiques. Il s'agit là de sons, mais ce ne sont pas des sons significatifs. Les musiciens me diront : « Pardon, ils sont significatifs. » Mais je m'excuse. Le moyen de communication naturel de l'homme, malgré tout ce sont plutôt les mots. On a commencé peut-être par siffler, par appeler ou répondre en chantant ou en sifflant. Très bien pour les oiseaux. Les hommes parlent. C'est un fait. Il faut être positif, non? Les hommes sont des animaux à paroles. Ceci, non pour vouloir dire que les musiciens sont des oiseaux. Mais je veux qu'on comprenne pourquoi, quand on a l'esprit un peu exigeant ou seulement positif, quand on aime cette difficulté, on choisit plutôt la parole comme moyen d'expression. Quelle est la conséquence de cette signification ? C'est terrible ! C'est avec les mots que tout le monde emploie chaque jour, pour dire : « Ne poussez pas » (dans le métro) ou pour dire « Passez-moi du sel » ou pour dire... C'est avec ces mots qu'il faut que nous travaillions, pas seulement ces mots, mais ceux aussi bien pour dire « j'ai peur », pour dire « vous voulez?» pour dire des choses aussi, ... ou peut-être beaucoup plus importantes, que peuvent penser les autres animaux.
        Mais nous devons, pour exprimer notre sensibilité au monde extérieur, employer ces expressions qui sont souillées par un usage immémorial, souillées et épaissies et rendues plus lourdes, plus graves, plus difficiles à manier.
        Supposez que chaque peintre, le plus délicat, Matisse par exemple... pour faire ses tableaux, n'ait eu qu'un grand pot de rouge, un grand pot de jaune, un grand pot de, etc... , ce même pot où tous les peintres depuis l'antiquité (français mettons, si vous voulez) et non seulement tous les peintres, mais toutes les concierges, tous les employés de chantiers, tous les paysans ont trempé leur pinceau et puis ont peint avec cela. Ils ont remué le pinceau, et voilà Matisse qui vient et prend ce bleu, prend ce rouge, salis depuis, mettons, sept siècles pour le français. Il lui faut donner l'impression de couleurs pures. Ce serait tout de même une chose assez difficile ! C'est un peu comme ça que nous avons à travailler. Quand je dis que nous devons utiliser ce monde des mots, pour exprimer notre sensibilité au monde extérieur, je pense, je ne sais pas si j'ai tort, et c'est en ça je crois que je ne suis pas mystique, en tous cas je pense que ces deux mondes sont étanches, c'est-à-dire sans passage de l'un à l'autre. On ne peut pas passer. Il y a le monde des objets et des hommes, qui pour la plupart, eux aussi, sont muets. Parce qu'ils remuent le vieux pot, mais ils ne disent rien. Ils ne disent que les lieux communs. Il y a donc d'une part ce monde extérieur, d'autre part le monde du langage, qui est un monde entièrement distinct, entièrement distinct, sauf qu'il y a le dictionnaire, qui fait partie du monde extérieur, naturellement. Mais les objets de ce genre sont d'un monde étrange, distinct du monde extérieur. On ne peut pas passer de l'un à l'autre. Il faut que les compositions que vous ne pouvez faire qu'à l'aide de ces sons significatifs, de ces mots, de ces verbes, soient arrangées de telle façon qu'elles imitent la vie des objets du monde extérieur. Imitent, c'est-à-dire qu'elles aient au moins une complexité et une présence égales. Une épaisseur égale. Vous comprenez ce que je veux dire. On ne peut pas entièrement, on ne peut rien faire passer d'un monde à l'autre, mais il faut, pour qu'un texte, quel qu'il soit, puisse avoir la prétention de rendre compte d'un objet du monde extérieur, il faut au moins qu'il atteigne, lui, à la réalité dans son propre monde, dans le monde des textes, qu'il ait une réalité dans le monde des textes. C'est-à-dire qu'il existe dans le monde des textes, qu'il y prenne une valeur de personne, vous comprenez, nous employons ce mot seulement pour les hommes, mais vous comprenez ce que je veux dire. C'est-à-dire que ça soit un complexe de qualités aussi existant que celui que l'objet présente. Il me paraît très important que les artistes se rendent compte de cela. S'ils croient qu'ils peuvent passer très facilement d'un monde à l'autre, alors c'est à ce moment-là qu'ils disent : Ah, j'aime les chevaux ! Ah que Je voudrais entrer dans la pomme ! » et tout ça. Il n'est pas question de ça. Il est question d'en faire un texte, qui ressemble à une pomme, c'est-à-dire qui aura autant de réalité qu'une pomme. Mais dans son genre. C'est un texte fait avec des mots. Et ce n'est pas parce que je dirai « j'aime la pomme », que je rendrai compte de la pomme. J'en aurai beaucoup plus rendu compte, si j'ai fait un texte qui ait une réalité dans le monde des textes, un peu égale à celle de la pomme dans le monde des objets. Je veux dire : en Allemagne on aime beaucoup la musique, et moi aussi, mais il y a des opéras où on passe son temps à dire « dépêchons-nous, dépêchons-nous, nous allons manquer le train ». Alors... ça dure une demi-heure, alors certainement on a manqué le train. C'est sûr. C'est évident. On a manqué le train. Eh bien, les poètes qui disent « j'aime les choses, je veux entrer dans la pomme » quant à connaître bien une pomme, ils manquent le train. Quant à exprimer leur amour de la pomme, ils manquent encore le train. Et ils le manquent encore quant à exprimer quoi que ce soit d'eux-mêmes. Tandis que, comprenez-moi bien, entre une description parfaite et un cri, un appel, il n'y a pas tellement de distance. Une description parfaite c'est une façon de serrer les dents, une façon de ne pas crier, vous me comprenez bien ? (même une description de la pomme...). Ah, je ne sais pas pourquoi je parle de la pomme tout le temps, ah si, je sais, c'est parce que, c'est à cause d'un collègue qui a dit j'aimerais entrer dans la pomme Mais ce n'est pas à ça que je travaille : 
        Je travaille un texte sur l'abricot. Je ne suis pas content de cet abricot encore. Ce n'est pas suffisant. Mais je voudrais vous donner une idée de la difficulté :
        « La couleur abricot qui d'abord nous contacte après s'être bouclée dans la forme du fruit, s'y retrouve en tous points de la pulpe homogène par miracle aussi fort que la saveur soutenue.»
        Authentiquement j'ai été d'abord sensible à la couleur de l'abricot. C'est une couleur très éclatante, une belle couleur, et c'est ce qui frappe d'abord. Je commence par la couleur abricot qui d'abord nous contacte. « Contacter » c'est prendre contact, fournir le contact. Ce qui est amusant (je répète que mon travail n'est pas fini), c'est que, il y a quelques semaines, l'Académie Française a élu un nouvel académicien. Dans les journaux, le soir, il y avait une interview de cet académicien. Cet académicien est un ambassadeur de France au Vatican, un homme du monde, très cultivé, très bien. Mais il a dit, « je suis bien content d'être élu à l'Académie Française, parce que je vais pouvoir travailler au dictionnaire et à la défense de la langue française ; par exemple, il y a un mot qu'il faut absolument supprimer, c'est « contacter ». J'avais écrit ça, j'étais ennuyé. Puis je me dis : « Très bien, je veux le mettre. » Je suis sûr que je... d'autant plus que la raison certaine de l'impossibilité d'enlever contacter c'est parce que la sonorité contacte m'est utile pour l'abricot. Il y a ensuite par miracle dans la même phrase : contacte par miracle C'est comme ça. Voilà où il n'y a pas seulement un travail d'énumération des qualités. Voilà un exemple que je peux citer. Il y en a bien d'autres, dont je suis conscient ou non, de ce genre de nécessité, de mots que je ne peux pas enlever, ou que j'attends, parce que j'ai besoin d'un accord phonétique.
        Je crois que vous êtes un auditoire assez jeune pour que je n'aie pas à expliquer que, si nous avons pour la plupart des poètes actuels, sauf quelques « révolutionnaires » comme Aragon, abandonné les formes anciennes de la prosodie, les règles de l’alexandrin, de la rime et tout cela, ce n'est pas par faiblesse, ce n'est pas parce que nous ne voulons plus de règles. C'est fini l'histoire du vers libre. Nous avons des impératifs beaucoup plus graves, beaucoup plus sérieux, nous sommes commandés par quelque chose qui n'est pas édicté, qui n'est pas une loi ou des règles, mais qui comporte des impératifs beaucoup plus graves. Je ne sais pas, je crois que je ne retrouverai pas facilement une manière adéquate de vous en parler, mais il y a quelques vers de Baudelaire où il ne pense peut-être pas dire ça, mais où il le dit, admirablement :

            Ange ou sirène, qu'importe...
            Qu'importe si tu rends, – fée aux yeux de velours –
            Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine !
            L'univers moins hideux et les instants moins lourds.

        « Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine... » Bien sûr, c'est dans la mesure où nous nous en tiendrons à ce genre d'impératifs, dans la mesure où nous nous serons satisfaits de ce point de vue (celui du complexe de nos manies les plus particulières) que nous trouverons, que nous conquerrons nos meilleurs lecteurs (dans l'avenir ; ceux qui nous assureront notre survie, notre résurrection au Parnasse, au Panthéon universels).
        C'est ça : sans honte choisir son goût, mais être terriblement net avec ça. Le goût nous l'avons quand... On sait très bien au fond si on est honnête, On sait ce qu'on aime, il faut le choisir, il faut avoir le courage de son goût et pas seulement de ses opinions, parce que je crois que le goût est une chose plus vitale encore que les idées. Il y a des choses qui ne peuvent pas passer. C'est un sens vital, C'est une chose qu'on ne peut pas faire, qu'on ne peut pas dire, il s'agit d'attendre de n'être pas dégoûté par un mot. Il y a des artistes qui se classent dans la qualité pour cette, comment dirai-je, intransigeance quant à leur goût. Si un mot leur vient qui est assez bien, mais ce n'est pas tout à fait ça ce qu'ils veulent dire, ils ne le laisseront pas. Les moins bons artistes auront des mots assez bien, ils les laisseront, parce que c'est assez bien. Savoir que ce n'est pas ça. La chose est formée presque dans le goût avant de commencer seulement à être dite. Il y a une aspiration, nous savons, je sais quelle émotion j'ai de l'abricot, quelle émotion, quelle sensation, quel complexe de sensations j'ai eu avec l'abricot. Je le sais! Je sais que si je laisse un mot qui n'est pas dans cet ordre de sensations, ça n'ira pas. Il y a quelquefois des preuves a posteriori étonnantes.
Montagnes d'Algérie "rose sacripant"
        Je veux en citer une dont j'ai parlé dans un texte très rare (qui n'a été publié qu'à cinquante exemplaires), appelé My creative method. J'étais en Algérie, dans une maison adossée aux premiers contreforts de l'Atlas, d'où l'on voyait trente kilomètres de plaine et la ligne des collines qui bordent la mer, le Sahel, et cette chaîne de petites collines avait une couleur dont je voulais trouver l'adjectif, le mot. C'était un rose, un certain rose. Les couleurs ont des nuances, c'était un certain rose, mais ce rose, je ne pouvais pas le trouver. J'ai pensé que si ce rose m'intéressait... D'abord pourquoi voulais-je en parler ? Je n'ai pas pensé, j'ai senti que c'était un rose qui ressemblait un peu au rose des chevilles des femmes algériennes. C'est une des seules choses qu'on voit de leur peau. À Alger elles sont voilées comme ça, À Blida, c'était près de Blida, un seul œil est visible. Il n'y a qu'un seul œil découvert mais il est au fond du voile. On ne voit presque pas même cet œil, mais on voit la cheville. Et alors il y avait ce rose. Il y avait aussi un côté fard. J'ai cherché cette couleur rose, un rose ardent, intense, un peu violet et j'avais fini par trouver des mots de couleur. Ça ne marchait pas. Rose cyclamen, non, non, rose polisson, coquin, à cause du fard, à cause du côté sensuel de la chose : ça n'allait pas. Je mets en fait, je dis que beaucoup de poètes se seraient arrêtés là. Ils auraient dit : polisson ; ça marche. Je ne sais pas pourquoi ça ne marchait pas. Finalement j'ai trouvé un mot, il existe, je ne l'ai pas inventé, parce que c'est mon honneur de vouloir travailler justement avec cette mauvaise peinture, alors : sacripant, un rose sacripant. C'est un mot qui n'est pas très rare en français, qui veut dire un peu polisson. Sacripant, c'est un personnage qui est un peu escroc, un peu voleur, un peu... pas très catholique, comme on dit. Sacripant. Le mot me plaît. Rose sacripant. Ça y est. J'étais sûr que je l'avais. Ça y était. Je suis allé au dictionnaire après. J'étais dans une petite maison en Algérie, dans la campagne, je n'avais pas de dictionnaire. Je laisse mon rose sacripant et je vais au dictionnaire plusieurs semaines plus tard. Sacripant : de Sacripante, personnage de l'Arioste, tout comme Rodomonte. Rodomonte, qui signifie, « rouge montagne » et qui était Roi d'Alger. Voilà la preuve. Quand on a ça, on est sûr. C'est une chose qui n'arrive pas toujours, mais je veux dire que le sentiment d'avoir le mot était justifié. Là je savais, je pouvais laisser comme ça, intuitivement. Il n'y a pas toujours des preuves comme ça, naturellement. Ça serait trop beau. Mais c'est une indication que j'ai eu raison d'attendre et de refuser des cyclamens et des polissons, des mots, des roses qui étaient presque bien, mais qui n'étaient pas « rouge montagne », « roi d'Alger » jusqu'à celui qui était évidemment « rouge montagne d'Algérie ».
        Je ne sais plus où j'en suis. Ah, voilà, il y a l'abricot. Oui. Ce que je veux dire encore de l'abricot, c'est qu'il ne fallait pas me contenter de dire ce qui m'émeut profondément dans l'abricot, et qui est valable pour tous les fruits. C'est-à-dire que chaque fruit est une espèce de vous connaissez frigidaire ? Un fruit, c'est le frigidaire de la graine ; pas seulement frigidaire, humidaire, pour conserver l'humidité, pour que la graine se forme complètement. Il y a cela à dire des fruits. Et en même temps, que le fruit, comme la fleur, doit être une chose attirante, charmante, au sens fort du mot, attirante pour les oiseaux. Pourquoi les oiseaux vivent-ils des fruits? Vous me direz, c'est du... (comment appelle-t-on ce défaut en philosophie, d’arranger le monde, vous savez). Bernardin de Saint-Pierre disait : « Le melon est formé de tranches pour qu'on puissele manger en famille. » Ce n'est pas tout à fait ça. Comment appelle-t-on ça ? Il y a un mot : finalisme. Il y a un peu de ça, de naïf finalisme peut-être dans ce physisme. Et en même temps cette espèce de chose très colorée, très belle, pour attirer les oiseaux, les oiseaux vont la manger pour que la graine tombe, pour libérer la graine et peut-être la déplacer. C'est à la fois une chose dans l'intérêt de la graine bien sûr, c'est son humidaire, mais en même temps c'est assez pathétique. C'est un peu comme ces hommes qu'il y a à Marseille, en Algérie, qu'il y a à Napoli, qu'il y a ailleurs, qui mettent une belle robe à une femme et puis qui lui disent : va te promener sur le trottoir. Vous comprenez ce que je veux dire. Il y a cette belle enveloppe attirante pour les oiseaux. C'est pathétique. Voilà qui est peut-être dit d'une façon plus ou moins désinvolte, grossière, mais ça pourrait être dit d'une façon très grave, vous comprenez. Il faut trouver le ton juste. Il y a bien d'autres choses. Mais ceci pour vous dire qu'à propos de l'abricot je ne voulais pas faire « le fruit », je voulais faire un abricot seulement. Alors je suis obligé de chercher la couleur et de chercher encore bien autres choses, sans dire quasi un mot du pathétique du fruit. J'ai peur d'être long. Je ne sais pas quelle heure il est. Il y a près d'une heure et demie que je parle. Je n'ai pas dit grand-chose. Si vous voulez me parler, m'interroger sur des choses qui vous intéresseraient ou sur quoi vous n'êtes pas d'accord, ou que vous trouviez que je n'ai rien dit, posez-moi des questions.
Vous avez compris que j'ai fait cette chose devant vous, improvisée, complètement par respect pour vous, pour la situation actuelle, c'est-à-dire le moment présent. Je suis un bonhomme, mais je voulais que ce moment soit authentique, c'est-à-dire que vous n'ayez pas un de ces badinages, une « conférence », des phrases toutes faites. Pour vous montrer aussi que les poètes sont des gens comme les autres, comme vous exactement. Que la poésie est à la portée de tout le monde. Si tout le monde avait le courage de ses goûts, de ses associations d'idées, si tout le monde en avait le courage et exprimait cela honnêtement ! Il faut les moyens de l'expression, évidemment. Je vous dis, il suffit d'attendre, hm, il suffit d'attendre. Les mots viennent même si on n'a pas le talent de les écrire du premier coup, de les trouver du premier coup. Voilà la poésie faite par tous, dont parlait Lautréamont. C'est la seule façon, à mon sens, de comprendre ce mot. Si ma concierge voulait me dire quelles impressions, quelle sensibilité elle a sur l'ail, aux casseroles, ou aux balais ou au facteur, — elle a cette sensibilité — si elle me le voulait dire, sortir de sa tête ce qu'elle pense de cela, ça serait tellement intéressant. Ça serait un trésor, un trésor de beauté. Ça serait très très beau, certainement. C'est seulement la vérité qui est belle, naturellement. Et personne ne l'a dite, personne n'enlève la peau des choses. Il faut trouver la chose vive. La difficulté, c'est que les mots sont tellement poussiéreux, il faut leur redonner cette vivacité et il est possible de le faire en ayant la sensibilité aux mots et en aimant ses personnages.
        Je me rappelle que Picasso (beaucoup de critiques ont parlé de mes textes, etc., et très bien et d'une façon très intéressante mais Picasso est un être un peu exceptionnel) — en trois mots, dans le coin d'une fenêtre, un jour chez des gens ou un cocktail, je ne sais pas, il m'a dit : Vous, vos mots, c'est comme des petits pions, vous savez, des petites statuettes, ils tournent et ils ont plusieurs faces chaque mot, et ils s'éclairent les uns les autres. » C'est un peu ce que je vous ai dit sur le côté concret et à trois dimensions des mots. Picasso l'a senti comme ça. Il m'a dit seulement ça. Et je cite cette parole parce qu'elle est juste. Bon. Ça a l'air d'être un compliment ?... Bon. A vous de vous moquer de moi ou de me poser des questions.



Francis Ponge, "La Pratique de la littérature" in Le grand recueil, méthodes, Gallimard, 1961, pp 265-286




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