Extension du domaine de la littérature : un réarmement politique et moral ?

  
Charlotte Salomon, "vie ? ou théâtre ?"
1940-1942
        T
rès impressionné (et même un peu troublé) par le dernier ouvrage d'Alexandre Gefen, L'idée de littérature, de l'art pour l'art aux écritures d'intervention (Corti, 2021, 382 pages), Marcel décide d'en dire quelque chose dans le cadre de l'oeuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur, et de littérature et morale. L'ouvrage offre un tableau très complet des nouveaux territoires de la littérature, dont le régime connait aujourd’hui une formidable extension : à côté d'une écriture "proprement littéraire" (Pierre Michon) appelée aussi "ultra littérature" (J-P. Cometti) s'écrivent de toute part des textes qui n'ont pas de vocation esthétique mais entendent consoler, sauver, guérir, faire du bien[1]. Cette littérature s’intéresse aux individus fragiles, aux petits et aux humbles, aux oubliés de la grande histoire. Elle ne cherche pas le beau style, mais la justesse et le partage de l’expérience. Bref, c’est une littérature dont la mission est peut-être plus thérapeutique que littéraire. Partant, elle exerce une fonction morale en même temps qu’elle interroge la traditionnelle question de la valeur.
        Constatant le succès de cette production, l’auteur, dans L'idée de littérature, choisit donc d’examiner de façon systématique les raisons historiques qui ont poussé la littérature moderne et ses institutions à valoriser les théories de l’art pour l’art, de l’autonomie et de l’autotélie de l’œuvre littéraire aux dépens de ses fonctions éthique et communicationnelle. Interroger cette idéologie esthétique fondée sur la religion du texte permet à terme d’offrir un panorama, le plus exhaustif possible, de la formidable extension du domaine de la littérature. Car celle-ci remet en cause non seulement la belle prose — « l’admiration inconditionnelle pour la joliesse, la belle phrase, la rhétorique » (Annie Ernaux), mais même le régime de la fiction et l’idée de littérature au sens étroit, en s’aventurant sur les terrains de la sociologie, de l’anthropologie, du politique. C’est enfin la notion même d’auteur qui est de fait remise en cause par un très grand nombre de projets collectifs, que ceux-ci s’écrivent en prison ou sur la toile, isolément ou ensemble.
        Que faire de cette nouvelle idée de la littérature dans le cadre de la préparation à l’épreuve de littérature d’un concours tel que l’ENS ? Faut-il continuer à « écarter 90% et plus de ce qui peut sembler son objet naturel ? » (Marc Angenot) ou faut-il prendre acte de cette ouverture du champ littéraire à de nouvelles pratiques et d’autres disciplines, et finalement de l’abandon progressif des théories de l’autonomie au profit de son réarmement politique et moral ? Marcel hésite sur la réponse à donner à cette question, mais il choisit de rendre compte de quelques unes des thèses de cet ouvrage-bilan avant de présenter certains exemples de cette littérature « hors les murs » (ceux de l’Académie et bien souvent de l’école) qui l’ont parfois touché, soit qu’il leur trouve malgré tout une valeur littéraire (on ne se refait pas), soit qu’ils lui paraissent particulièrement intéressants dans le cadre de ce remariage entre la littérature et la morale.

[1] C’est le sujet d’un autre livre de Gefen, Réparer le monde, la littérature française face au XXIème siècle (Corti, 2017, 400 pages)

Voici comment l’auteur présente son projet :

         Barthes, reprenant la vieille question philosophique du bateau de Thésée, décrivait la littérature « tel le vaisseau Argo qui gardait toujours le même nom bien que toutes les pièces en eussent été changées peu à peu », avant de conclure que « la littérature n’est au fond que le nom stable d’une fuite incessante de concepts, de formes, d’expériences » : il nous incombe de réfléchir aux nouvelles pièces dont est fait le vaisseau nommé « littérature », et je souhaiterais observer le fonctionnement d’un idéal-type né il y a deux siècles en décrivant ce qui ressemble bien à son remplacement par une conception élargie et pragmatique du fait littéraire. Pour le dire autrement, il s’agira de décrire une révolution silencieuse en train de se dérouler sous nos yeux : le passage d’une littérature conçue comme sphère autonome, au périmètre étroit, se pensant comme un absolu, animé par des écrivains occidentaux, happy few producteurs d’une langue difficile pour d’autres happy few, écrivant par inspiration en se retirant de l’ordre social et se référant à l’histoire de la littérature comme champ d’intelligibilité et à la littérature comme être possédant une vie propre à une littérature-monde. Éventuellement accomplie par des amateurs, potentiellement destinée au très grand public, optionnellement mêlée à d’autres arts, portant l’attention d’écriture sur des objets ordinaires, s’exerçant de manière éventuellement collaborative, rayonnant dans l’oralité ou les réseaux sociaux, cette littérature est plus directement aimantée par les questions concrètes du sujet ou ses velléités d’intervention sur le monde que par la recherche d’une célébrité éternelle et in absentia.
A. Gefen « Introduction », L’Idée de littérature, de l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Corti, 2021, pp. 36-37


            Dans le chapitre V « De l’action restreinte à la littérature d’intervention : l’extension politique de la littérature », l’auteur revient sur la doctrine du désintéressement qui a durablement marqué les études littéraires : isolement de l’auteur dans sa « tour d’ivoire » (Sainte-Beuve), condamnation sans appel de l’écriture utilitaire (Gautier), religion de « l’art au-dessus de tout » (Lanson), proclamation de l’intransitivité de l’écriture (Barthes) ou affirmation impersonnelle de l’écriture (Blanchot), les théories insulaires de l’art se sont multipliées à partir du XIXème siècle. Même si on en relativise aujourd’hui la portée de ces positions théoriques au nom d’un art social ou socialement engagé (Sartre) ou à l’aide d’une logique de compromis parfois un peu acrobatique (l’absorption du » pourquoi du monde dans un comment écrire » selon la fameuse formule de Barthes), il n’empêche que demeure dans notre approche du fait littéraire la valorisation d’une mystique de l’écriture, dont l’existence se suffirait à elle-même en dehors de toute fin utilitaire. 
        Et pourtant les choses changent. Déjà ébranlée par l’intervention de philosophes tels que Paul Ricœur ou Jacques Derrida se penchant sur le rôle de la littérature comme instrument de savoir — la littérature pense — comme sur son pouvoir à transformer et reconfigurer l’existence humaine (« l’identité narrative» chez Ricœur), voire l'apport des sciences cognitives qui font de l’aptitude à la fiction une composante biologique de l’humain, la doctrine de l’autoréférentialité littéraire cède à présent le pas à une conception plus thérapeutique et morale :

    [La littérature] n’est plus un danger, une souffrance, un risque, mais au contraire l’expression d’une nécessité vitale et collective, qu’il s’agisse de la convertir en une forme de guérison personnelle des traumas ou une éthique créative, une forme de vie accessible à chacun, permettant à la fois le développement personnel et la création de liens, le soin de soi et le soin d’autrui. On voit la transformation des sensibilités : non seulement la littérature n’est pas l’opposé de la vie ni une forme spécifique de vie, mais elle participe de la nature humaine. (Ibid. p. 211)
        Outre cette fonction réparatrice de l’existence humaine, on assiste à un réarmement politique et moral de la littérature. Attentif aux inégalités et aux mécanismes de domination économique ou sociale, beaucoup d’écrivain·e·s perçoivent désormais leur travail :
« tout autant comme un dispositif performatif influençant la construction de la réalité sociale que comme un jeu herméneutique, centré sur le texte et son éngimaticité. » (p. 212)
        Récit de l’expérience traumatique de leur auteur·e, analyse des mécanismes de domination culturelle, attention aux invisibles et aux formes de vie disqualifiées, cette nouvelle littérature explore aussi, à hauteur d’homme ou de femme, l’emprise des jeux de langage, la force des représentations et des clichés ; elle problématise la notion de langage commun : « Devenir le moyen de dégager des schémas exemplaires et de décrypter des motifs tout en les incarnant dans des corps et des situations toujours particulières, installer une sémantique nouvelle pour enjoindre à la transformation du monde sans renier sa complexité et le pluralisme des points de vue » (p. 224) telle semble la nouvelle mission que se donne une partie de la littérature contemporaine.
    Celle-ci ne cherche pas nécessairement à être originale et affiche même des « distances avec la signature par le style, le besoin d’expressivité personnelle et l’importance de l’auctorialité » (p. 172) Inventant de nouvelles formes de dire qui rejettent le beau style, qu’elles réhabilitent l’ordinaire ou dénoncent l’arbitraire de nos distinctions, elles contribuent à la mutation de l’idée de littérature. Aussi l’auteur conclut-il :
        Dans son sens historique, qui est celui du paradigme esthétique, la notion de littérature s’est défaite de toute part. Historiquement, le métarécit tributaire des théories du progrès faisant du modernisme un « sommet » est devenu indéfendable, tout autant que l’idée d’une histoire séparée. Géographiquement, l’alignement des formes et des valeurs sur la littérature occidentale s’est enrichi d’une approche polycentrique du fait littéraire. Thématiquement, les écrivains cherchent à recueillir la complexité du réel et à dire le monde en parcourant toutes les formes de vie. Génériquement, la littérature s’aventure hors des catégories convenues et rompt avec le textocentrisme qui l’enfermait dans le livre. Idéologiquement, le moment contemporain affirme et déploie le pouvoir d’agir des œuvres qui sont autant de dispositifs mis au profit de la démocratie. Sociologiquement, le tournant numérique a accompagné une appétence immense pour l’écriture. […]
        De telles évolutions ne sont pas sans troubler nos édifices intellectuels et académiques. La démocratisation de l’extraordinaire, la littérarisation de l’ordinaire, la démultiplication du différent, l’appropriation de l’expressivité, entraînent donc non seulement une crise de nos définitions de la littérature (originalité, intransitivité, authenticité, généricité, etc.) mais une crise de l’idée de distinction comme principe artistique (au sens multiple de distinction sociale, symbolique, stylistique, de définition de la littérature : distinction des lecteurs, distinction des objets qui doivent être extraordinaires, distinction de l’auteur qui doit être choisi par les dieux, distinction du style qui doit individualiser, distinction du sublime qui doit élever ailleurs).  (pp. 272-274)
    Quel avenir alors pour la critique de cette littérature au présent ? Alexandre Gefen en dessine les contours dans les dernières lignes de son ouvrage :
          
        Cette critique hors cadre, buissonnière, consonera avec une littérature contemporaine extensive et inclusive, qui aura elle-même converti ses exigences formelles en une éthique de l’expression et de la relation littéraires, avec une littérature qui acceptera une socialisation heureuse des ses pratiques et se décentrera de ses finalités internes au profit de formes salutaires de présence. Une littérature étendue, conçue comme un moyen et non une fin.
    J’en accepte l’augure et j’ose l’espérer. (Ibid. p. 285)

 

        Évidemment conscient du caractère un peu abstrait de cette chronique déjà longue, Marcel choisit de donner quelques extraits d’ouvrages, les plus variés possibles, susceptibles d’illustrer cette jeune littérature, nourrie à d’autres source que celle de l’ancienne esthétique, sans pour autant renoncer à toute ambition stylistique. Cette prose parfois brutale, parfois lyrique entreprend de serrer au plus près la portion de réel qu’elle choisit de représenter

Virginie Despentes, Vernon Subutex (2015)

Il s’agit de la dernière page du roman. Le personnage principal, devenu sans abri, « écroulé sur un banc », voit tout d’en haut et dans une sorte d’épiphanie s’identifie à une série de figures. Pour Gefen, « la projection empathique agrège aux situations familières les invisibles de la cité, elle rassemble le corps social tout en individualisant les situations

 Je suis la pute arrogante et écorchée vive, je suis l’adolescent solidaire de son fauteuil roulant, je suis la jeune femme qui dîne avec son père qu’elle adore et qui est si fier d’elle, je suis le clandestin qui a passé les barbelés de Melilla je remonte les Champs-Élysées et je sais que cette ville va me donner ce que je suis venu chercher, je suis la vache à l’abattoir, je suis l’infirmière rendue sourde aux cris des malades à force d’impuissance, je suis le sans-papiers qui prend dix euros de crack chaque soir pour faire le ménage au black dans un restau à Château Rouge, je suis le chômeur longue durée qui vient de retrouver un emploi, je suis le passeur de drogues qui se pisse de trouille dix mètres avant la douane, je suis la pute de soixante-cinq ans enchantée de voir débarquer son plus vieil habitué. Je suis l’arbre aux branches nues malmenées par la pluie, l’enfant qui hurle dans sa poussette, la chienne qui tire sur sa laisse, la surveillante de prison jalouse de l’insouciance des détenues, je suis un nuage noir, une fontaine, le fiancé quitté qui fait défiler les photos de sa vie d’avant, je suis un clodo sur un banc perché sur une butte, à Paris.
Virginie Despentes, Vernon Subutex, Paris, Grasset, 2015, p. 396-397

Vanessa Springora, Le Consentement (2020)

        Parmi les récits de témoignages favorisés par l’émergence du mouvement Metoo, Gefen signale particulièrement l’ouvrage de Vanessa Springora, dont il admire la finesse et la densité et sa capacité à «restituer l’opacité de l’expérience, l’entrecroisement des pouvoirs du dominé et du dominant et les conflits parfois inextricables de valeurs qui se nouent dans une relation sexuelle inégale. » (Gefen, p. 223). Vanessa Springora raconte comment elle a été séduite à 13 ans par un homme, écrivain célèbre, qui en avait 50, comment elle a « consenti » en apparence à cette relation, en décrivant avec justesse les méthodes du prédateur du point de vue de la proie. Le livre est d’autant plus glaçant qu’il est écrit sans effet, dans un style froid, plutôt factuel, ce qui est tantôt critiqué — le critique Arnaud Viviant regrette que l’ouvrage ne soit pas « plus littéraire » — tantôt au contraire salué pour la description précise des mécanismes de prédation dont l’autrice a été victime. Rappelons que ce livre a eu des effets bien réels en déclenchant ce qu’on a appelé « l’affaire Matzneff », ravivant par la même occasion la mémoire de ceux qui avaient soutenu un écrivain dont les pratiques et l’idéologie pédophiles n’étaient un secret pour personne. Voici un extrait choisi dans les toutes dernières pages du récit.

        À vrai dire, je suis surprise qu’avant moi aucune femme, jeune fille à l’époque, n’ait écrit pour tenter de corriger la sempiternelle succession de merveilleuses initiations sexuelles que G. déroule dans ses textes. J’aurais aimé qu’une autre le fasse à ma place. Elle aurait été plus douée, plus habile, plus dégagée aussi.         Et cela m’aurait sans doute soulagée d’un poids. Ce silence semble corroborer les dires de G., prouver qu’aucune adolescente n’a jamais eu à se plaindre de l’avoir rencontré.
     
 
Je ne crois pas que ce soit la vérité. Je pense plutôt qu’il est extrêmement difficile de se défaire d’une telle emprise, dix, vingt ou trente ans plus tard. Toute l’ambiguïté de se sentir complice de cet amour qu’on a forcément ressenti, de cette attirance qu’on a soi-même suscitée, nous lie les mains plus encore que les quelques adeptes qui restent à G. dans le milieu littéraire.
        En jetant son dévolu sur des jeunes filles solitaires, vulnérables, aux parents dépassés ou démissionnaires, G. savait pertinemment qu’elles ne menaceraient jamis sa réputation. Et qui ne dit mot consent.
        Mais à ma connaissance, aucune de ces innombrables maîtresses n’a tenu à témoigner dans un livre de la merveilleuse relation qu’elle avait vécue avec G. 
        Faut-il y voir un signe ?
        Ce qui a changé aujourd’hui et dont se plaignent, en fustigeant le puritanisme ambiant, des types comme lui et ses défenseurs, c’est qu’après la libération des mœurs, la parole des victimes, elle aussi, soit en train de se libérer.
Vanessa Sringora, Le Consentement, Grasset, 2020, pp.202-204

François Bon, Sortie d’Usine (1982)

        François Bon peut être considéré comme un néo-réaliste. Pour lui, l’écrivain doit témoigner de « l’incohérence du monde conçu comme une polyphonie discordante » (Gefen, p. 133). Mais plutôt qu’à un assemblage de discours, ces écritures s’intéressent aux objets, aux machines, aux animaux, quitte à sacrifier la prééminence du monde humain, c’est une écriture de « l’infra-ordinaire ». Il a d’ailleurs publié en 2012 une Autobiographie des objets. Mais il s’agit ici de son premier ouvrage, Sortie d’Usine, paru en 1982 et très précurseur à ce titre du changement de régime de la littérature. Le livre, fort bien écrit, témoigne au plus près du réel de la vie en usine où l’auteur a effectivement travaillé, à Vitry sur Seine, sur des machines à souder. Très vite, il est hanté par des rêves de doigts coupés, les blessures vues, le sang dans les yeux. Une fois sorti de l’usine l’année suivante, alors qu’il a repris des études de philosophie et doit écrire un mémoire pour Paris VIII, il choisit « d’écrire ce qui lui venait dans ses rêves […] Je n’ai plus jamais fait de soudure, ni de philosophie. Les rêves de blessures continuent, et l’angoisse [1]»


[1] Voir « Sortie d’Usine, histoire du livre » sur Le tiers livre, site fondé par François Bon :  le tiers livre» Marcel choisit un passage qui correspond à ce « temps-machine » qui deviendra le titre d’un des ouvrages ultérieurs de l’auteur.

        Le matin était entamé déjà et sur sa tranche déjà dans ce suspens commençant de l'avant-repas, c'est-à-dire une fois la première heure faite, celle de mise en route, puis les deux suivantes qui sont un peu le plein de la journée, où se superposent l'énergie encore du début à l'engourdissement pas dissipé tout à fait de la pensée, cette charnière dans la durée du matin où se produit cet alentissement, une lourdeur sans que le signe en soit perceptible ni les allées-venues plus rares, ni diminuée cette tension circulante des bruits, passage du pont roulant sifflements grinçards des meules ou décharge d'air comprimé, marteaux sur le fer, cette terreur des bruits que ne peut étouffer leur habitude. Une lourdeur plutôt dans le geste les pas, ou plus fréquemment la pause, debout les mains les deux devant sur l'établi, soulager les reins, gagner un moment contre la raideur envahissante, cela donc à tout va, un matin ordinaire.
        Si rares sont les jours qui s'en démarquent, de l'ordinaire. Oh sans même aller chercher ces jours qui parfois font date, ceux qui plus tard deviennent le jour où. Non, il y a quand même de ces jours qui sans violer la règle lui échappent, passent plus facilement, oubli

provisoire de la routine mais insuffisants à la rompre et faire événement. Ces jours qui adviennent et heureusement, comme de temps à autre un dérapage dans la durée, une perturbation d'un quelque chose, comme aux premiers jours de froid où il faut en venir à arrêter de gratter pour que le tôlier mette en route ses chaudières, ou ce premier jour vraiment du printemps, l'irréversible enfin de la saison, la soleil par-dessus les verrières on sait qu'il est là, une bouffée d’air neuf dans les recoins du hall, ou ces veilles de vacances que corroborent les primes, l’enveloppe distribuée. Comme avant la grève cette tension où elle sourd, enfin ces jours pour n’importe quoi, une amorce d’inhabituel, le cadeau d’une panne de courant voire seulement la visite médicale, la radio.
François Bon, Sortie d’Usine, Minuit, 1982, pp. 33-34

Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham (2010)

        Florence Aubenas, actuellement grande reporter au journal Le Monde, est une représentante exemplaire du maillage entre journalisme et littérature, dans ce qu’il peut offrir de meilleur, et en tout cas de cette littérature considérée comme « un concept ouvert » (A. Danto). Elle s’est d’abord fait connaître avec une couverture remarquée du procès d’Outreau, comme une des premières à mettre en doute la culpabilité des prévenus. 
        Mais parlons du Quai de Ouistreham. À la suite de sa démission du journal Libération en 2009, elle prend un congé sans solde et s’inscrit à Pôle emploi où elle trouve un emploi d’agent de propreté dans des entreprises. Elle choisit donc une méthode d’immersion, « à corps perdu » dit-elle pour parler de la crise économique et de la précarité. On peut l’écouter parler de son projet — « rendre visible l’invisible » — de façon très simple et très sincère ici . Faire entrer la précarité dans le débat social, la faire apparaître, inviter chacun·e à l’envisager par l’intermédiaire d’une plongée sans filtre dans ce monde-là, est-ce une entreprise littéraire ? Marcel n’en sait rien, mais c’est un récit, il est écrit en prose et il soulève une question à la fois politique et morale, il a donc droit à notre attention.

        La définition de mon travail dans la nouvelle entreprise est la même que partout ailleurs : il faut nettoyer les bureaux. Les locaux, en revanche, créent un choc. Tout est sale, incroyablement sale. Sales la pièce du courrier et le standard, recouverts de poussière, sales les locaux administratifs, sale même le chariot dont je dois me servir, sales les bidons de détergent, sales les chiffons, sales les balais.
        Dans la cour, un petit espace est réservé aux chauffeurs qui font la route, avec un vestiaire, une cafétéria et un coin douche. Là, du sol au plafond, une gluante semelle de crasse brune recouvre tout uniformément, de la machine à café jusqu'à la poignée de porte. « On dirait qu'il a plu de la merde, pas vrai ? » résume magistralement un manutentionnaire.
        

Tout le monde s'active pourtant à son poste comme si de rien n'était, le chef de bureau remplit ses bordereaux au milieu des souillures, les chauffeurs boivent un espresso dans des tasses qui n'ont plus de couleur, la secrétaire tape sur son ordinateur moucheté comme un pare-brise.
            Quand je suis arrivée, personne ne m'a dit bonjour, sauf un gros avec de tout petits yeux, qui m'a l'air d'un presque chef. Pendant que je commence à travailler, je sens autour de moi un jeu de chuchotements, de déplacements précautionneux, de glissantes manœuvres d'approche. Au bout d'un moment, certains s'enhardissent. « C'est vous qui remplacez la dame du ménage? » Puis : « Est-ce que vous ne trouvez pas que c'est dégoûtant, ici ? » Quelques-uns sont plus directs : « Elle, surtout, n'est pas propre. Ça se voit. Même ses vêtements sentent mauvais. » Une jeune femme blonde se révèle la plus assidue des pleureuses. Elle revient sans cesse à la charge, d'un ton tout à la fois geignard et autoritaire : « Nous voudrions que cette femme s'en aille. Il faudrait exiger de votre entreprise de la changer. »
        Dans ce remplacement, je vois surtout pour moi une manière possible de racheter ma réputation, au plus bas depuis le Cheval Blanc. Je vais laver à fond quelques endroits, pour montrer ma bonne volonté. Je décide de commencer par le plus répugnant, la douche des chauffeurs.
        Le lendemain, j'arrive exprès une heure plus tôt. Toujours pas de bonjour, sauf le même gros aux petits yeux. Je lui réponds par des sourires engageants, espérant m'en faire un allié. Il me faut un temps infini pour charrier des seaux d'eau brûlante et essayer de récurer la saleté, incrustée par strates dans la petite salle de bains. Je ne sens plus mes mains, je n'arrive même plus à tenir une éponge. Il faudrait que je bouge les bras, mais ils restent tendus et rigides, comme s'ils ne m’appartenaient plus. La jeune femme blonde s'est remise à me tourner autour. Je l'entends parler à travers le frottement crissant de ma brosse sur le carrelage : « Vous savez, cette autre personne que vous remplacez ? Une fois, je l'ai chronométrée : elle est restée six minutes pour nettoyer les toilettes. Pas une de plus. Elle ne fait rien. »
        Le jour suivant, la douche est sale, presque comme avant. Des traces noires de chaussures marquent le bac blanc comme si quelqu'un s'était lavé avec des bottes. Des plantes vertes ont été entreposées qui dégorgent un flot mousseux de boue, où surnagent des rouleaux de papier toilette dévidés. Le gros homme aux petits yeux s'approche avec un sourire. Il m'annonce d'un ton triomphant : « Je viens de marcher là où vous aviez passé la serpillère. Désolé, j’ai tout sali. » Il s’asseoit à la table que je viens d’essuyer, pour tremper un gâteau dans son café. Des miettes s’éparpillent. Il renverse du café dedans en disant : « Bon courage.» Je ne suis pas sûre qu’il le fasse exprès. Je le crois même moins méchant que les autres.
Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, reportage, Points, 2010, pp. 184-186



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