Pierre Bergounioux, L'Invention du présent

Van Gogh, "Paysans à planter des pommes de terre" (1884) 

"Ecrire est une activité contre nature"           (PB, p. 87)

C'est grâce à un sujet de dissertation découvert dans les annales du concours général que Marcel découvre le beau livre de Pierre Bergounioux, L'Invention du présent (fata Morgana, 2006). Ecrivain des origines — “Je suis du temps des terroirs, de l'Ancien Régime, de la Gaule romaine” (p. 90) — l'auteur y rend hommage aux écrivains qui l'accompagnent : Flaubert, Claude Simon, Faulkner, Michon, Jacques Réda.".. Dans les trois derniers chapitres, il livre aussi une réflexion sur sa conception de la littérature, intimement liée à une réflexion sur le temps. Dans un monde livré à l'urgence et à la communication de masse, quelle place accorder désormais à la littérature ? Comment réserver l'espace d'intimité et de silence nécessaire à son déploiement ? Entre espoir et résignation, Bergounioux s'obstine à creuser le sillon de l'intime, à chercher un espace du dedans où loger ses  origines, mais aussi les nôtres. Marcel numérise ici quelques pages d'un chapitre de la fin, justement appelé "L'invention du présent". Fidèle à sa mission de facilitateur, il met en gras les phrases qui lui paraissent les plus mémorables de cet extrait.

  • Pour mémoire : Pierre Bergounioux (né en 1949 à Brive-la-Gaillarde) est écrivain et essayiste. Témoin de la lente disparition du monde rural dont il est issu, il s'efforce dans des récits d'essence autobiographique de garder trace de cette mémoire rurale, et surtout de la rendre connaissable (C'était nous (1989) ; Miette, 1995). Il est également l'auteur d'une oeuvre critique abondante ( La Cécité d'Homère, 1994 ; Le Style comme expérience, 2013 ; Exister par deux fois, 2014). 

L'Invention du présent


    La littérature tire l'essentiel de sa valeur de ce qui n'est pas elle, de l'existence, du réel. C'est qu'ils dépassent infiniment l'idée qu'on s'en fait ordinairement, quand on est pris dedans et qu'on s'efforce de répondre à leur dévorante, leur continuelle requête.
    La littérature est un luxe dans son principe comme dans ses effets.

    Dans son principe, elle passe par le désengagement, la neutralité affective qui supposent à leur tour l'aisance relative, le loisir. En cela, elle est un canton de la pensée si celle-ci, selon la définition qu'en donnait le physiologiste Bain au siècle passé, est abstention, geste retenu, parole ravalée. Les dispositions qu'on adopte dans la vie et l'action sont commandées par l'urgence. Elles suscitent en retour une objectivité pratique, partielle, dynamique qui n'épuise pas, loin s’en faut, la réalité. A côté de l'univers étroit, pressant de la nécessité se déploient ceux, parallèles, que d'autres postures peuvent susciter. Sachant que ces postures ne sont pas libres mais historiquement, socialement conditionnées, un privilège rare, souvent inconfortable, changeant, dans ses modalités, d'une époque à l'autre, précaire, conteste. Homère, qui a jeté les fondations de la grande narration, en est l'archétype. Il écrit trois siècles après l'événement qu'il décrit, loin du théâtre des opérations. On dit qu'il était aveugle et même qu'il n'a peut-être pas existé. L'infirmité qui lui interdit de simplement aller, de combattre et lui ferme le monde rieur des apparences, est la source de son chant. Valide, il aurait travaillé de ses mains, partagé la vision qu'on a des choses lorsqu'on ne s'inquiète pas tant de les voir que d'en extraire l'utilité. Étranger à la lumière et aux tâches du jour, il a pu — l'esprit est libre — s'enfoncer en pensée dans le passe, apporter au dire — puisque sa cécité lui interdit de faire — une perfection dont on se moque lorsqu'on agit, le souffle court, dans le temps irréparable, et que faire des phrases serait un gaspillage insensé. Il y a l'action et la contemplation. Il faut choisir. Homère n'avait pas le choix. C'est l'ordre second de la réflexion, de l'expression que son infirmité lui a assigné.
    Son œuvre présuppose, à près de trois mille ans d'ici, les conditions transhistoriques au prix desquelles on échappe à la vision étroite, concentrée que prescrivent la nécessité, l'urgence auxquelles nous sommes inféodés. Elle vient après la guerre en Asie Mineure. Elle l'évoque de loin et comme à travers l'écran noir jeté sur le regard de l'auteur. C'est à ce prix exorbitant, si l'on peut dire, — les yeux de la tête — que le récit, qui est facultatif, incertain, libre, relativement, double en l'illuminant la marche aveugle des événements, le flux tumultueux, confus, d'actes et d'affects à quoi l'histoire s'apparente aussi longtemps que le rhapsode, l'écrivain, l'historien n'ont pas cherché, après coup, à savoir ce qui a bien pu se passer, sur-le-champ, quand c'était le moment.
    Il n'y a rien de paradoxal à ce que la grande littérature soit le plus souvent le fait d’êtres diminués, inaptes à l'action, en marge de la vie. C'est pour avoir perdu un bras à Lépante où il cherchait la gloire que procurent les exploits militaires, que Cervantès troque l'épée pour la plume et raconte les aventures de son ingénieux hidalgo. Plus près de nous, Flaubert se réfugie dans la maladie nerveuse afin d'échapper à un destin d'avoué ou d'avocat et tendre à la bourgeoisie épaisse, épanouie de son temps l'image désastreuse où elle se reconnaîtra pour ce qu'elle est véritablement. A charge, pour l'auteur de Madame Bovary, de comparaître devant les tribunaux et d'y répondre de l'atteinte portée aux bonnes mœurs et à la religion. Proust est homosexuel, asthmatique et juif, juif et phtisique, encore, dans l'Empire austro-hongrois, Kafka, Faulkner ivrogne et mélancolique au fin fond du Sud esclavagiste et vaincu.
    L'éclat prodigieux de leurs livres est la conséquence, dans une large mesure, de leurs réticences, des stigmates dont ils étaient frappés, de la situation marginale, oppositionnelle qu'ils occupaient dans leurs univers respectifs. Certains traits. socialement marqués assignent à leurs porteurs une position en porte-à-faux qui les prédispose a l'abstention, à la rumination, à la contestation symbolique, à la représentation explicite, formellement élaborée, du réel et des possibles, bref, à la littérature.
    La littérature, la vraie, est deconcertante parce qu'elle tire à la surface du papier, noir sur blanc, les profondeurs de l'existence qui échappent à la conscience ordinaire, y contredisent et la démentent. Nous vivons. Nous croyons. Nous partageons un certain nombre d'axiomes qui fondent le vouloir pratique et délimitent la sphère du pensable. Les structures matérielles du monde sont flanquees de représentations collectives. Notre sens nous est livré sans qu'il soit besoin de se demander. Un homme normal, si pareille créature existe, trouve d'emblée les choses tangibles dont il sera occupé avec la notice, les directives qui le guideront dans l'espace encombré ou ses jours vont se passer. 
Issue du premier des privilèges, qui est d'être exempté de travail productif, la littérature éclaire, en contrepartie, le sens caché derrière le sens commun, l'inépuisable richesse d'un monde sur lequel le labeur quotidien, l'habitude, le souci, la paresse, la fatigue, l'oubli ont apposé leurs scellés.
    Elle n'a longtemps concerné qu'une infime fraction de la population. Même dans un pays comme la France dont elle accompagne l'histoire sans interruption depuis la fin du Moyen Age, sa diffusion a été entravée par l'illettrisme, la persistance de dialectes autour du noyau géographique, politique, linguistique de l'Ile-de-France, par le prix des livres, enfin. Il y a cent ans à peine, un ouvrage broche in-octavo coûte encore quatre francs, soit huit jours de travail, payes cinquante centimes chacun, d'un ouvrier agricole. Et il y a cinquante ans à peine que nous ne sommes plus une nation paysanne. Aujourd'hui encore, la diffusion de la littérature pure, c'est-a-dire étrangère à toute considération marchande, reste limitée à quelques milliers de personnes, surdiplômées dans la plupart des cas et suffisamment à leur aise pour ne pas balancer à mettre cent vingt francs dans l'achat d'un volume imprimé. Étrangement, on n'observe pas que le lectorat croisse parallèlement à la scolarisation secondaire et supérieure d'une partie désormais importante de la population. Les tirages de Samuel Beckett, qui tournaient autour de deux ou trois cents exemplaires dans les années cinquante lorsqu'il publia Molloy ou Godot, sont sans commune mesure avec l'énormité universelle de leur contenu. Il y a, je le sais, la concurrence redoutable des nouveaux médias. Il reste que la couche de signification ou s'enfonce et se meut la littérature semble tenir en lisière la majorité des gens qui savent lire et écrire.
    Venons-en à la question de savoir comment la littérature compose avec le monde contemporain.
    L'invariant, c'est le caractère paradoxal qu'elle tire du fait de naître en un lieu séparé, à une heure suspendue, apaisée. En se retirant de la communauté d'action et de parole, l'écrivain devine ce que la hâte, L’émoi, les conflits, la concentration des énergies et de la vision laissaient dans l'ombre et le porte dans le registre de l'expression. Sous ce rapport, sa tâche est la même qu'aux temps homériques.
    Ce qui a changé, c'est que le bruit du monde n'est plus celui, monotone, du vent, des essieux des grands chars gémissants, des bêtes, relevé de quelques phrases sobres ou emphatiques, qui a duré jusqu'à la fin de la Belle Epoque, jusqu'à Alain-Fournier, peut-être. Longtemps, la littérature s'est détachée sur le décor des âges de lenteur, celui des champs, des bois, plus tard sur le vacarme assourdissant des villes industrielles. Rien n'empêchait l'écrivain de se regarder comme le dépositaire d'un verbe tres parcimonieusement répandu, le confident d'une bouche d'ombre qui recourt à son truchement pour essayer d'atteindre un peuple laborieux, plus ou moins analphabète, comme sourd et muet. Gracq dit quelque part que tel était encore son sentiment, dans les années trente, lorsqu'il écrivait Au château d'Argol.Tout a changé en l'espace d'une quarantaine d'années. Ce ne sont pas tant les bouleversements de la civilisation matérielle et morale qui ont affecté la littérature que l'apparition de corps de professionnels dont le travail consiste à produire le sens explicite du monde comme d'autres des marchandises à flux tendu, des services personnalisés, de la plus-value. Au silence champêtre, aux stupeurs de la société agraire traditionnelle ont succédé les communications de masse, l'offre concurrentielle, tapageuse, d’images, de visions qui se donnent pour l'explication de l'aventure que nous vivons, le sens audible, visible de la vie au seuil du nouveau millénaire. Qu'ils soient très largement reçus, cela se vérifie à la modification rapide des façons d'agir, de sentir et de penser. Mais on ne voit pas plus que devant que la conscience enveloppe l'existence, que les hommes se tiennent en claire connaissance de cause a la hauteur des choses qu'ils ont, qu'ils font, de cette énigme entre toutes qu'ils sont.
    C'est ce divorce durable qui alimente et justifie la réflexion solitaire des écrivains. Un dénivelé d'ordre ontologique, pour user d'un bien grand mot, sépare la conscience parcellaire, obscure, qui accompagne vaille que vaille le mouvement impétueux de la vie, de l'idée qu'on s'en fait lorsqu'on s'établit à l'écart afin d'y réfléchir, de la tirer au clair. La littérature s'enracine dans cette faille essentielle. Elle est en germe chaque fois que quelqu'un se retire et délibère, songe, derrière la porte d'une chambre ou d'un bureau, au tumulte du dehors.







Pierre  Bergounioux, L'Invention du présent, Fata Morgana, 2006, pp. 101-107

Commentaires

  1. Merci beaucoup pour la découverte de Bergounioux et de ces très éclairantes réflexions entre action et littérature.

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    1. Merci beaucoup pour votre gentil message 😊

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