Tombeau pour la tortue de Des Esseintes

broche tortue émaillée Boucheron (1950)

     En ce moment, une fois n'est pas coutume, Marcel a du temps libre. Voici donc l'occasion de rendre hommage à la malheureuse tortue de des Esseintes dans À rebours (1884)épisode fameux, cruel et savoureux du plus célèbre des romans de Huysmans.

L'idée de cette tortue décorative est probablement empruntée au décor singulier d'un appartement aménagé dans l'hôtel familial du Quai d'Orsay par Robert de Montesquiou, le dandy extravagant qui l’avait transformé en une sorte de « caverne d'Ali Baba[1] » aux éléments les plus inattendus tels qu’« une cloche d’église servant de sonnette d’entrée, plusieurs parties de décor ecclésiastique transposé, le traîneau placé sur une fourrure d’ours blanc, qui produit l’illusion de la neige, […] bien spécialement cette tortue dorée qui a fait une partie de la fortune du livre », comme il l’écrit dans un article où il se défend d’être le véritable modèle du héros.


[1] Selon ses propres mots, voir « Notes sur le personnage de des Esseintes » par Robert de Montesquiou (in À Rebours, p. 364). Rappelons que Robert de Montesquiou est aussi un des modèles du baron de Charlus dans À la recherche du temps perdu.


Mais revenons au roman. Comme on sait, des Esseintes s’est retiré du monde pour soigner une neurasthénie sévère en vouant un culte exclusif à l’art. À cette fin, il a décoré avec le plus grand soin une maison à Fontenay où il choisit de vivre en ermite dans un face-à-face solitaire avec le beau. La tortue apparaît au chapitre IV, cérémonieusement présentée par un lapidaire auprès de qui des Esseintes avait autrefois passé commande. Le narrateur raconte alors comment cette tortue est arrivée à Fontenay :

Cette tortue était une fantaisie venue à des Esseintes quelque temps avant son départ de Paris. Regardant, un jour, un tapis d'Orient, à reflets, et, suivant les lueurs argentées qui couraient sur la trame de la laine, jaune aladin et violet prune, il s'était dit : il serait bon de placer sur ce tapis quelque chose qui remuât et dont le ton foncé aiguisât la vivacité de ces teintes. 

Possédé par cette idée il avait vagué, au hasard des rues, était arrivé au Palais-Royal, et devant la vitrine de Chevet s'était frappé le front: une énorme tortue était là, dans un bassin. Il l'avait achetée: puis, une fois abandonnée sur le tapis, il s'était assis devant elle et il l'avait longuement contemplée, en clignant de l'oeil. (A rebours, édition folio, pp. 127-128)

 

Mais des Esseintes s’aperçoit bien vite que la sombre carapace de la tortue salit plus qu’elle ne les exalte les reflets argentés du tapis et cherche le moyen de concilier ces mésalliances jusqu’à trouver une première solution :

 

... il s'agissait de renverser la proposition, d'amortir les tons, de les éteindre par le contraste d'un objet éclatant, écrasant tout autour de lui, jetant de la lumière d'or sur de l'argent pâle. Ainsi posée, la question devenait plus facile à résoudre. Il se détermina, en conséquence, à faire glacer d'or la cuirasse de sa tortue.

Une fois rapportée de chez le praticien qui la prit en pension, la bête fulgura comme un soleil, rayonna sur le tapis dont les teintes repoussées fléchirent, avec des irradiations de pavois wisigoth aux squames imbriquées par un artiste d'un goût barbare. (ibid. pp. 128-129)

 

D’abord enchanté, des Esseintes veut encore parfaire son œuvre en incrustant la carapace de la tortue de pierres rares. Ayant dessiné « un essaim de fleurs partant en fusées d’une mince tige », il demande au lapidaire stupéfié d’exécuter le dessin en pierreries et de l’incruster dans l’écaille même de la pauvre bête. Attentif au moindre détail, le héros écarte les pierres trop banales, tels que les rubis, émeraudes et autres saphirs pour arrêter son choix sur quelques pierres rares « dont le mélange devait produire une harmonie fascinatrice et déconcertante ».

 

     Pour les fleurs, isolées de la tige, éloignées du pied de la gerbe, il usa de la cendre bleue; mais il repoussa formellement cette turquoise orientale qui se met en broches et en bagues et qui fait, avec la banale perle et l'odieux corail, les délices du menu peuple; il choisit exclusivement des turquoises de l'Occident, des pierres qui ne sont, à proprement parler, qu'un ivoire fossile imprégné de substances cuivreuses et dont le bleu céladon est engorgé, opaque, sulfureux, comme jauni de bile.

Cela fait, il pouvait maintenant enchâsser les pétales de ses fleurs épanouies au milieu du bouquet, de ses fleurs les plus voisines, les plus rapprochées du tronc, avec des minéraux transparents, aux lueurs vitreuses et morbides, aux jets fiévreux et aigres.

Il les composa uniquement d'yeux de chat de Ceylan, de cymophanes et de saphirines.

Ces trois pierres dardaient en effet, des scintillements mystérieux et pervers, douloureusement arrachés du fond glacé de leur eau trouble.

L'oeil de chat d'un gris verdâtre, strié de veines concentriques qui paraissent remuer, se déplacer à tout moment, selon les dispositions de la lumière.

La cymophane avec des moires azurées courant sur la teinte laiteuse qui flotte à l'intérieur. […] il se décida enfin pour des minéraux dont les reflets devaient s'alterner: pour l'hyacinthe de Compostelle, rouge acajou; l'aigue marine, vert glauque; le rubis-balais, rose vinaigre; le rubis de Sudermanie, ardoise pâle. Leurs faibles chatoiements suffisaient à éclairer les ténèbres de l'écaille et laissaient sa valeur à la floraison des pierreries qu'ils entouraient d'une mince guirlande de feux vagues. » (ibid. pp. 130-131)

Le lapidaire ayant strictement exécuté les ordres, la tortue reparaît, pesante et rutilante, au grand bonheur de des Esseintes, qui en retrouve même l’appétit. Sa joie est toutefois de courte durée. De retour d'un bref déplacement pour soigner une dent gâtée, notre esthète s'inquiète de la santé de la tortue  :

Elle ne bougeait toujours point, il la palpa - elle était morte. Sans doute habituée à une existence sédentaire, à une humble vie passée sous sa pauvre carapace, elle n'avait pu supporter le luxe éblouissant qu'on lui imposait, la rutilante chape dont on l'avait vêtue, les pierreries dont on lui avait pavé le dos, comme un ciboire. (ibid. p. 139) 

     Et ainsi s’achève la misérable vie de la tortue de des Esseintes, à qui Marcel, par solidarité animale, voulait rendre ici hommage de Profundis. Amen.







Commentaires

Articles les plus consultés