Julien Gracq, En lisant en écrivant (extraits)

     
Greuze, "Le petit paresseux" (1755)
On ne lit plus guère l'oeuvre romanesque de Julien Gracq, mais on lit encore son oeuvre critique, et en particulier
En Lisant, en écrivant (Corti, 1980), qu'on trouve dans la plupart des bibliographies en première année de lettres et qui a fourni un nombre non négligeable de sujets de dissertations, de qualité d'ailleurs fort variable. On se souviendra avec émotion du sujet de CAPES de 2007, aux relents franchement sexistes, ce qui  d'ailleurs n'avait alerté personne : « Un livre qui m’a séduit est comme une femme qui me fait tomber sous le charme : au diable ses ancêtres, son lieu de naissance, son milieu, ses relations, son éducation, ses amies d’enfance ! » 
        Ou mieux encore l'inénarrable sujet sur la lecture donné à l'ENS en 2017 : « La lecture d’un ouvrage littéraire n’est pas seulement [ceci ou cela] c’est aussi, tout au long d’une visite intégralement réglée, à l’itinéraire de laquelle il n’est nul moyen de changer une virgule, l’accueil au lecteur de quelqu’un : le concepteur et le constructeur, devenu le nu-propriétaire, qui vous fait du début à la fin les honneurs de son domaine, et de la compagnie duquel il n’est pas question de se libérer. » où Gracq s'emberlificotait dans une métaphore immobilière dont il ne maîtrisait manifestement pas le vocabulaire, au grand dam des candidats scrupuleux, la plupart il est vrai ayant sauté à pieds joints par-dessus la difficulté, ce qui leur a plutôt bien réussi. Enfin bref, Marcel ne dira pas ce qu'il pense de Julien Gracq, mais il n'en pense pas moins, et de toute façon, comme l'oeuvre et le lecteur est au programme cette année, il faut bien en passer par là. C'est encore grâce à la petite bibliothèque secrète de l'excellente M.F. que Marcel reproduit sans effort plusieurs extraits de cet ouvrage. Qu'elle en soit une fois de plus remerciée !


Lire : des chemins aux mille embranchements        

        Qui niera que la multiplicité des relations — partiellement clandestines — établies entre les divers éléments d’un ouvrage de fiction en constitue la richesse ? Seulement tout est dans le courant qui passe à travers les innombrables conducteurs, finement anastomosés, d’un texte: à supposer qu’on parvienne à les détecter tous — dénombrement objectif qui n’est pas, à la limite, impensable — il resterait à déterminer comment ces contacts « intra-textuels » se hiérarchisent et se commandent l’un l’autre. Détermination de toute importance, car le courant de la lecture ne se divise pas, et toutes choses, en matière de lecture romanesque, posent une question moins d’existence que d’intensité. Le courant de la lecture, aveuglément, parmi tous les embranchements que lui présente un livre, suit les fils à plus grande section, et certains des exégètes modernes du texte rappellent à l’esprit, en réaction, ces plans électrifiés qu’on trouve dans les stations du métropolitain : mille chemins s’y trouvent interconnectés, en apparence interchangeables, mais, si on appuie sur le bouton, seul le trajet le plus court entre le départ et le terminus s’illumine. Il y a certes autant de lectures d’un texte que de lecteurs, mais Pour chaque lecteur — lorsqu’il ne s’institue pas promoteur artificiel de lectures marginales — il y a un trajet à travers le livre et en fait il n’y en a qu’un. Le fil de la lecture ne se ramifie jamais ; si, pour un moment, nous perdons de vue un personnage, en gardant le pressentiment qu’il va reparaître dans certaines éventualités, ce pressentiment n’est pas mis en réserve à l’écart dans notre mémoire: il s’incorpore aussitôt au sentiment global que promeut à chaque instant notre lecture, et vient le nuancer sans s’en distinguer. Cette mémoire des éléments déjà absorbés et consommés — mémoire tout entière intégrée, tout entière active à tout moment — que crée la fiction à mesure qu’elle avance, et qui est une de ses prérogatives capitales, contredit, non à l’existence, mais à la ségrégation des « niveaux de sens » étagés dans un texte. Ces niveaux n’atteignent pas à la présence réelle parce qu’ils ne sont jamais suivis séparément par l’attention, mais plutôt perçus synthétiquement à la manière d’un accord musical : ainsi la richesse d’un livre tient-elle moins à la multiplicité consciemment enregistrée de ces « niveaux de sens » qu’à l’ampleur de la résonance indivise qu’ils organisent autour du texte au fur et à mesure de la progression de la lecture. Le refus de toute séparation, l’impérialisme du sentiment global, qui font de toute lecture vraie d’un roman une totalisation indistincte, y amènent à prévaloir très généralement, sur le plaisir intellectuel de la compréhension, qui disjoint, la jouissance fondamentalement unitaire qui naît de l’écoute d’une symphonie.


Julien GRACQ, En lisant en écrivant, pp.111-112, J.Corti, 1980


lecture : varia

             J’ai changé peu à peu d’opinion là-dessus : l’émotion que ressent un lecteur de roman, un auditeur de concert, n’est pas une corde vibrante qui donne la même note quel que soit le moyen de percussion qui l'ébranle : elle est tout entière moulée sur la construction verbale ou sonore complexe qui lui a donné naissance, et en tant que telle n’est échangeable, et n’accepterait d’ailleurs de s’échanger, contre aucune autre. Elle constitue chaque fois non une réanimation d’émotions déjà vécues, mais une expérience neuve, irremplaçable. A la limite, il n’y a pas, en matière d’émotion esthétique vraie, de distinction possible entre l’effet et la cause, et je ne crois pas une seconde qu’on aille écouter Tristan pour se souvenir qu’on a été amoureux. A la rigueur, ce serait plutôt l’inverse (La Rochefoucauld le savait déjà) le sentiment de l’« amour » est transposable, comme on sait, d’objet en objet : celui qu’on éprouve à écouter la musique de Wagner, ou à lire Les Souffrances du Jeune Werther, ne l’est pas ; il est irrévocablement adhérent à une succession de notes, ou de mots, non substituables. Le mérite insigne de l’art est de tirer l’« émotion » du vague indifférencié où la relègue la psychologie vulgaire, et de la lier chaque fois solidement à une figure individualisée: à cette manière de faire accéder le chaos affectif à une existence distincte, sinon claire, il me semble que Valéry, si hostile à tout art qui se compromet avec l’émotion, n’aurait pas dû être insensible.

*

            La lecture d’un ouvrage littéraire n’est pas seulement, d’un esprit dans un autre esprit, le transvasement d’un complexe organisé d’idées et d’images, ni le travail actif d’un sujet sur une collection de signes qu’il a à réanimera ! sa manière de bout en bout, c’est aussi, tout au long d’une visite intégralement réglée, à l’itinéraire de laquelle il n’est nul moyen de changer une virgule, l’accueil au lecteur de quelqu’un : le concepteur et le constructeur, devenu le nu- propriétaire, qui vous fait du début à la fin les honneurs de son domaine, et de la compagnie duquel il n’est pas question de se libérer. Je suis pour ma part extrêmement sensible aux nuances de cet accueil, au point d’être gêné de bout en bout dans la visite d’une propriété même splendide, si je dois la faire en indésirable ou en indiscrète compagnie. L’accueil d’un Hugo, par exemple, au seuil d’un de ses livres, dédaigne superbement ma chétive personne et s’adresse, plutôt qu’à l'ami lecteur, à un collectif respectueux de touristes passant intimidés le seuil d’un haut lieu historique. Celui de Malraux, qui immanquablement me met mal à l’aise, semble toujours agacé et comme impatient de s’adresser à quelqu’un de si peu intelligent que vous. Le compagnonnage amusant, piquant, inépuisable» de Stendhal est celui de quelqu’un avec qui on ne s’ennuiera pas une seconde, mais qui ne vous laissera pas l’occasion de placer un mot. A le relire récemment, dans le loisir forcé de ma chambre déserte, je redécouvre un des charmes majeurs de Nerval : une gentillesse d’accueil simple et cordiale, une sorte d’alacrité vagabonde et discrètement fraternelle, qui jamais n’insiste et semble toujours prête si vous le voulez à se laisser oublier.

            Et il y a aussi celui qui vous abandonne en chemin ou refuse de vous prendre en charge (ce n’est pas toujours désagréable) et celui au contraire qui guette le chaland à sa porte, et se met bourgeoisement en vitrine, comme une «respectueuse» d’Amsterdam. Si impersonnel qu’il se veuille, un livre de fiction est toujours une maison vide que tout, de pièce en pièce, dénonce comme encore quotidiennement, désinvoltement habitée, du manteau accroché à la patère à la robe de chambre qui traîne sur le lit, et au désordre de la table de travail — et je suis toujours content quand j’ai l’impression de surprendre l’auteur sur ses traces toutes chaudes, et comme au saut du déménagement.

*

 

            Qu’entend-on — qu’entend l’écrivain quand il parle de lecteurs ? Il arrive couramment qu’on transfère à un nom, sans y réfléchir, l’attachement qu’on a en réalité pour un seul ouvrage. L’admiration, même sans arrière-pensée, vouée à un auteur s’accommode plus d’une fois de la plus complète indifférence pour tel nouveau livre de lui dont la publication est annoncée. L’écrivain est achevé pour nous parce que nous le voulons garder tel ; l’action de la curiosité est éteinte. Certaines lectures proscrivent même d’avance, ou frappent après elles d’interdit, tout ce qui peut venir après elles de la même source : mécanisme d’auto-stérilisation qui fait penser à ces plantes dont la première récolte est luxuriante, mais qui secrètent un toxique rendant pour des années le sol inapte à leur reproduction, et à elle seule. On peut comprendre à la rigueur, en raison du passage de la peinture d’un caractère à l’évocation d’une époque, que les fervents de l'Éducation Sentimentale — et vice-versa — ne soient presque jamais ceux de Madame Bovary, mais il y a tout aussi peu de lecteurs férus de manière égale de La Chartreuse et de Le Rouge et le Noir. Disons-le franchement : l’amour qu’on a pour un livre, ce plus insubstantiel et énigmatique, mais de toute importance, dont il est marqué pour nous, implique comme tout autre amour un moins dans l’intérêt qu’on peut porter à tout ce qui lui ressemble, ou lui est apparenté. Seulement, ce que tout le monde accepte en amour, où l’exclusivité est de mise, est loin d’être pris en aussi bonne part en littérature, où l’auteur est tenu pour le commun dénominateur de tous ses livres, et à cette pression d’une idée reçue nous cédons sans même nous en apercevoir. Si on me questionne, je répondrai sans même réfléchir que «j’aime Balzac». Si je m’interroge plus précisément sur mon goût véritable, je constate que je reprends et que je relis sans m’en lasser Béatrix et Les Chouans, quelquefois Le Lys ou Séraphita. Les autres livres de Balzac, s’il m’arrive de les rouvrir, ne donnent lieu le plus souvent qu’à une ratification d’estime un peu distraite: le plaisir, largement commandé par une glorification universelle, qu’ils me dispensent, est celui que pourraient me donner en réalité quinze ou vingt autres romanciers. De même «j’aime Wagner » signifie pour moi en réalité : Parsifal eLohengrin ôtés, dont je ne retrancherais pas une note, et partiellement Tristan, je n’ai envie que de grappiller ça et là dans le reste quelques motifs, quelques scènes, quelques passages d’orchestre isolés: la Tétralogie, son climat, ses héros, son intrigue, me restent aussi étrangers qu’une saga traduite du finnois ou du vieil irlandais. Heureux qui, comme Proust, peut réussir la submersion d’un nom et d’une vie, puis leur réanimation, dans une oeuvre unique, totalisante et récapitulative. Ou encore Joyce, qui peut se réduire à Ulysse, ou Musil. Pour les autres, pour presque tous les autres, être «aimés » signifie en réalité que, de leur substance, qu’ils ont souhaitée indivisible autant qu’incorruptible, le lecteur le plus fanatique — les trahissant intimement —jette autant, et plus, qu’il ne garde.

            Et si les manuels de la littérature qu’on enseigne dans les lycées prenaient désormais pour base des livres ou des pièces, et non des auteurs ? Une histoire de la littérature, contrairement à l’histoire tout court, ne devrait comporter que des noms de victoires, puisque les défaites n’y sont une victoire pour personne.


Julien GRACQ, En lisant en écrivant, p.167-171, J.Corti, 1980



Commentaires

Articles les plus consultés