Thomas Pavel, "Comment écouter la littérature ?"

F.F Richard,"Le Tasse visité par Montaigne"
(1821)

"Nul n’apprend à se connaître en consultant
Son for le plus intime. Car il se prend lui-même pour mesure,
Il se croit trop petit ou, plus souvent, hélas,
Trop grand. L’homme se connaît dans ses proches,
Et seule la vie nous enseigne qui nous sommes. "
Goethe,  Torquato Tasso

  

    Puisque le thème l'oeuvre et le lecteur est à nouveau à notre programme, c'est l'occasion de relire la belle leçon inaugurale de Thomas Pavel, prononcée en 2006 au collège de France. On peut en lire ici un vaste extrait, mais on peut également l'écouter in extenso puisqu'elle en ligne sur le site du collège de France (Comment écouter la littérature ?)
Pour Pavel, l'évasion que nous procurent les oeuvres d'imagination n'est nullement une fuite hors du réel. Au contraire, ces oeuvres requièrent notre écoute attentive et muette et font de nous des confidents d'un univers plus grand que le nôtre, qui engage notre responsabilité. Et c'est ainsi que, ayant d'abord quitté les bornes de l'expérience vécue par l'abandon à l'oeuvre, nous nous y trouvons bientôt réunis grâce à une poétique de reconnaissance et d'accueil .

    • Pour mémoire : Thomas Pavel est un universitaire d'origine roumaine, qui s'intéresse aux univers de fiction. Opposé aux théories strictement structuralistes, il est principalement connu en France pour L'Art de l'éloignement, essai sur l'imagination classique (1996) et surtout La Pensée du roman (2003) 

     

  •  Introduction

[...] Le lecteur qui m’intéresse ici n’est pas celui qui étudie le texte, mais celui qui s’y abandonne.
   Celui qui s’y abandonne. En employant cette formule, je vous propose de quitter – provisoirement – l’attitude habituelle de ceux – moi-même compris – qui considèrent la littérature comme une cible cognitive, comme un objetd’étude ou d’interprétation savante, pour tenter, à la place, de réfléchir à la situation de quiconque d’entre nous, vous et moi, qui lisons Britannicus ou allons voir cette pièce au théâtre et qui, loin de consulter le programme, la préface et les notes en bas de page, nous laissons aller, afin qu’une certaine détente, qu’une certaine intimité s’établisse entre nous et l’œuvre. Une certaine confiance, une espèce de familiarité.

    Jean-Marie Schaeffer, admirable théoricien de la fiction dirait : « Mes amis, vous êtes sujets à l’immersion. Vous plongez dans l’univers de la Rome impériale imaginée par Racine. Vous traversez l’immense distance qui vous sépare de cette fiction, vous vous y retrouvez, telle Agrippine, « sans suite et sans escorte» et vous en acceptez sans broncher toutes les caractéristiques : les alexandrins, la sourdine du style, l’horreur des événements représentés, la sinistre grandeur des personnages. » C’est tout à fait juste. Ayant franchi la frontière de la fiction, nous sommes étonnés de ne plus être chez nous, et pourtant nous nous adaptons volontiers au paysage qui nous entoure.

    Il nous est facile de nous fondre dans ce paysage, parce que les mondes de la fiction, pour étranges, fantastiques ou bourrés de mythologie qu’ils soient, demeurent pleinement humains. Il n’en saurait être autrement, et lorsqu’on parle de littérature et d’art, le terme de « monde », comme l’allemand Umwelt, désigne un milieu, un habitat humains. C’est la seule famille de mondes au sein de laquelle nous sommes susceptibles d’être accueillis, et par conséquent la seule à laquelle nous pouvons nous abandonner. Notre affinité avec cette famille est mise en lumière par la facilité avec laquelle, une fois arrivés en son sein, nous sommes prêts à fréquenter n’importe quel de ses membres, fût-il le cousin le plus éloigné. Je dirais même que les mondes fictionnels lointains, ceux dont nous sépare une distance temporelle ou géographique considérable, sont ceux vers lesquels nous nous déplaçons avec le plus de plaisir. Cette distance, nous ne nous contentons pas de la subir, le plus souvent, nous la préférons.

    Au tout début du premier acte de Britannicus, Albine s’exclame :

    Quoi ? tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
    Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
    Qu’errant dans ce palais sans suite et sans escorte
    La mère de César veille seule à sa porte ? (I, 1, v. 1-4).

    Aucun de nous n’est un familier des antichambres impériales et encore moins de celles d’un empereur romain ; aucun de nous n’a jamais rencontré des êtres en chair et en os qui parlent sur un ton si solennel, en vers pourvus de rimes. Pourtant, nous entrons d’emblée dans le jeu : la force cérémonielle de la tragédie nous séduit, elle nous transporte. Pour citer la formule d’Arthur Danto, l’art transfigure le quotidien, et j’ajouterai, il transfigure l’humain, afin de lui prêter un visage qui, tout en étant le sien, n’est pas toujours immédiatement perceptible comme tel.

Comme l’écrit Hegel dans l’introduction de son Esthétique, « en comparaison avec l’apparence de l’existence immédiate sensible et celle de l’historiographie, l’apparence de l’art présente l’avantage d’indiquer quelque chose au travers d’elle-même, et de mettre en évidence un élément spirituel qui, grâce à elle, se révèle en tant que représentation ; au contraire, l’apparence immédiate [de la vie quotidienne, j’ajoute] ne se présente pas elle-même comme illusoire, mais comme étant le réel et le vrai, alors que pourtant cette immédiateté sensible rend plutôt le vrai impur et le dissimule ».

    Aussi, l’art en général et la littérature en particulier remettent-ils en question l’ici et le maintenant. Ils défient le visible. D’un geste bienveillant, ils nous élèvent au-dessus des apparences immédiates sensibles, dirait Hegel, ou, pour parler un langage plus proche du nôtre, ils nous permettent d’échapper à la pression et à l’étroitesse de l’expérience vécue. C’est la raison pour laquelle tant de personnages littéraires n’ont pas de correspondant possible dans le monde empirique, qu’il s’agisse de héros de tragédie ou de personnages de comédie et de roman. Ni Néron, ni Tartuffe, ni Lucien de Rubempré, ni Jean Valjean ne peuvent être simplement assimilés aux habitants de notre planète. Et lorsque les critiques remarquent que telle œuvre littéraire est aussi vraie que la vie (et je voudrais bien découvrir une œuvre à propos de laquelle cette remarque n’ait pas été faite), ils disent au fond que l’œuvre en question « indique quelque chose au travers d’elle-même » (Hegel) qu’elle choisit un élément idéal (appartenant bien entendu au monde humain) et qu’elle l’invite à se révéler. Lorsque nous nous abandonnons à l’œuvre et que nous quittons notre monde quotidien en faveur de celui qu’elle exhibe, nous nous efforçons donc de suivre, à l’intérieur de celle-ci, le chemin qui va des apparences qu’elle fait surgir à l’idéalité qu’elle rend sensible. Et à laquelle nous sommes sensibles, nous, ici et maintenant, bien que souvent l’œuvre vienne de très loin et que notre intérêt pour elle soit rarement issu d’une véritable passion pour les profondeurs historiques dont elle surgit.

    

  • Je ne suis pas ma vie 

Comment cela arrive-t-il ? Comment sommes-nous faits, comment suis-je fait pour que cet oubli du quotidien et cette immersion dans des mondes si différents du nôtre soient non seulement possibles, mais qu’ils forment une des activités les plus fréquentes et les mieux aimées à toutes les époques et dans tous les pays ? Comment sommes-nous faits pour que l’abandon à des apparences si peu familières et l’attention à des éléments idéaux qu’elles évoquent soient pratiquées partout avec tant de passion, comme si ces éléments nous concernaient directement ?

    Comment suis-je fait ? Souvent, lorsqu’on parle de « je », on y trouve un principe de certitude. C’est ce principe, placé au sein du moi, qui, selon certaines théologies de la Réforme, fournirait au croyant la certitude de son élection. C’est encore ce principe intérieur qui, selon une tradition philosophique remontant à Descartes, garantirait la validité de nos connaissances. En accord avec jacques Bouveresse, je pense que cette vision de l’intériorité ne résiste pas à l’examen. Et ceci, non seulement pour des raisons philosophiques qu’il a si bien mises en évidence dans Le Mythe de l’intériorité. Toute notre expérience pratique s’y oppose, toutes les difficultés que nous rencontrons dans nos rapports avec les normes et les biens qui orientent notre vie en témoignent. Le je vivant que je suis est un moi incertain, une pointe hésitante de l’attention, l’étincelle jamais affermie d’une conscience de soi maladroitement mais irréversiblement rattachée à un être qui est né tel jour, dans telle famille, dans tel pays, qui porte tel nom, va à l’école, se fait des amis, voyage, tombe amoureux, choisit une profession, vote pour tel parti.

    Un je hésitant faisant partie d’un être déterminé. Un je qui n’est pas identifiable aux déterminations de cet être. Car, à commencer par le nom qu’il porte, chacune des circonstances de la vie de cet être aurait pu être différente, sans que le je, l’étincelle de la conscience de soi, fugitive, inhabile, mais au fond et après tout assez robuste au sein même de sa fragilité, ne soit autre.

    Loin de constituer le fondement abyssal de la connaissance et de la morale, ce je-là n’est, selon l’expression de Vincent Descombes, qu’un simple complément du sujet. Dans l’ensemble d’éléments requis pour l’action, le je est l’observateur qui la surveille et l’aiguilleur qui tente de l’orienter. Ce je, ajouterai-je, appartient à une personne douée d’une personnalité, d’un passé, d’une épaisseur, d’une physionomie. Mais est-il nécessairement et par essence imprégné de cette physionomie ? Est-il au courant de toutes ses particularités ? Est-ce lui, ce je, qui, seul et sans le concours du monde ambiant aurait donné forme à la personne qu’il anime ? 

    A regarder les choses de près, je suis donc obligé d’admettre que je ne suis pas entièrement réductible ni à mes connaissances, ni même à mes mœurs. J’habite ma vie, je fais des efforts réels pour la comprendre, parfois je la sers, parfois je la gêne, j’essaie de la protéger, je la guide en obéissant de temps en temps aux grandes maximes morales ou, plus modestement, à celles du choix rationnel, mais, le plus souvent, en agissant selon mes habitudes. Et ces habitudes, je m’efforce, comme tout le monde, de les rendre meilleures ou, à tout le moins, de ne pas trop les laisser se dégrader. Je joue aussi ma vie, au double sens du terme : comme un acteur joue son rôle, mais également comme un joueur à la roulette dépose sa mise. Je vis ma vie, je m’y trouve, j’y participe, je la joue.

    Je me trouve, surtout, parmi ceux qui m’entourent. Il est significatif que beaucoup de langues emploient un verbe qui signifie trouver ou découvrir ­ en anglais, to find ; en allemand, befinden sich ­ pour décrire notre position parmi nos proches. Car, tout comme nous accédons aux connaissances non pas en vertu d’une vision intérieure, mais grâce à notre participation aux activités humaines qui les procurent, nous ne nous trouvons nous-mêmes que parmi nos proches, en participant à une vie qui n’est la nôtre que dans la mesure où la leur l’entoure.

    N’étant pas entièrement identique à ma vie, je peux certes faire à tout moment un pas en arrière, me détacher de ceux qui m’entourent, et plus particulièrement de mes obligations et de mes engagements envers eux. Dans certains cas, je prends ces distances pour mieux mesurer les enjeux du moment afin d’agir avec efficacité. Dans d’autres cas, je me retire pour de bon, et, entraînant ave moi la personne que je suis, je me désengage. Gabriel Marcel, un des rares philosophes de l’existence à ne pas avoir cru au privilège de l’intériorité, notait que nous n’avons pas le droit de considérer comme facultative notre participation au monde qui nous entoure. Nous ne sommes pas au spectacle, aimait-il à répéter.

    Je suis celui que je suis ­ et celui que je connais ­ grâce à la proximité, à la confiance et à l’intimité qui s’établissent entre moi et mes proches. Celui que je connais, d’abord : les rares idées justes que nous avons sur nous-mêmes tirent moins leur origine de l’examen de soi que de la réflexion sur le comportement des autres êtres humains. Comme l’a si bien dit Goethe dans Torquato Tasso :

    Nul n’apprend à se connaître en consultant
    Son for le plus intime. Car il se prend lui-même pour mesure,
    Il se croit trop petit ou, plus souvent, hélas,
    Trop grand. L’homme se connaît dans ses proches,
    Et seule la vie nous enseigne qui nous sommes.

    Celui que je suis, ensuite : les liens qui m’attachent aux êtres humains, relativement peu nombreux, que j’ai rencontrés sur mon parcours, les liens qui m’attachent à ceux qui m’ont fait confiance ou qui, au contraire, m’ont fermé la porte au nez, à ceux auxquels je suis resté fidèle, comme à ceux que j’ai déçus, ces liens sont constitutifs de l’être que je suis. Et ces liens-là, je ne peux pas les considérer comme un simple spectacle, sans du même coup anéantir quelque chose d’essentiel en moi-même.

    

  • Une évasion imaginaire 

Nous sommes jetés hors du monde, a-t-on écrit pour faire mélodrame. Plutôt déposés, dirais-je, déposés, sans être enchaînés, à l’endroit où il nous a été donné de voir le jour. Je suis profondément redevable à ceux qui, bien ou mal, selon mon goût ou d’une manière exaspérante, ont pris soin de moi, se sont associés à ma vie, l’ont enrichie, l’ont appauvrie, ou l’ont tout simplement croisée. Je demeure pourtant libre de prendre mes distances à leur égard et de me trouver ailleurs. Je suis tiraillé entre ma dette et ma liberté, et j’éprouve le besoin de discerner les liens qui m’attachent à ceux qui m’entourent, tout en saisissant du même coup mon irréductibilité à ces liens. J’y suis irréductible parce que, pour inéluctable qu’elle puisse paraître, la perspective qu’ils m’offrent est, par définition, limitée, et que l’angle de vue qu’ils permettent est nécessairement étroit. J’ai, très souvent, soif d’autre chose.

A. Rizzi, "Néron et Agrippine"
 Quelle que soit la manière dont l’être que je suis accepte sa place dans le monde, je demeure donc aux aguets. J’écoute et je fais attention, parce que l’étroitesse de mon expérience ne suffit ni à mon besoin de comprendre ma vie, ni à ma soif d’autre chose. J’ai besoin des mondes de la fiction pour me séparer provisoirement de la vie que je mène (et qui n’est pas tout à fait identique à moi-même, sans pour autant déchirer le tissu des liens qui me constituent et qui, eux, ne sont pas un simple spectacle. La littérature crée une retraite imaginaire loin de l’iciet du maintenant, en faisant émerger, si l’on peut dire, une vie « autrement » qui a l’avantage d’alléger la pression et l’étroitesse de l’expérience vécue, sans pour autant rivaliser véritablement avec mon milieu de vie.

    Evasion ! dira-t-on. Oui, évasion. Evasion imaginaire, salutaire, précisément parce qu’elle n’a effectivement pas lieu. Et parce que, à l’occasion de la visite dans tel monde de fiction, je suis amené à méditer sur l’élément idéal qui s’y révèle et qui ­ miracle ! ­ m’éclaire, à sa manière, non pas tant sur l’époque de Néron ni sur celle de Louis XIV, que sur l’univers dans lequel je vis.

    Cette évasion imaginaire hors de notre monde réel comporte bien entendu des dangers. Ils sont à l’origine de l’ambivalence qu’on a toujours éprouvée à l’égard de la fiction poétique et littéraire. D’une part, on y a vu un excellent moyen de divertir et d’enseigner, et ainsi de procurer aux êtres humains quelques moments agréables tout en les invitant à réfléchir sur de justes maximes (selon le credo humaniste). D’autre part, on s’est également rendu compte que la fréquentation des mondes de la littérature risque de nous tourner la tête, en nous inspirant des humeurs et des idées dont nous n’avons que faire. Platon, si sensible à ces périls, se serait sans doute bien amusé s’il avait pu lire les aventures de Don Quichotte.

    Je laisserai de côté la nocivité de la littérature, pour y revenir dans une autre leçon, et je me concentrerai ici sur l’attitude plutôt amicale à son égard, celle qui fait confiance à l’œuvre littéraire. Ecartons tout de suite une vision simpliste de cette attitude, à savoir la tendance à croire que ces œuvres abritent des vérités auxquelles l’interprétation saurait donner une forme simple et définitive. Car s’il en était ainsi, et si l’art n’était qu’un moyen parmi d’autres d’atteindre aux propositions vraies, l’art ­ comme Hegel l’annonçait à tort ­ toucherait à sa fin à une époque où la philosophie et les sciences nous procurent des myriades de vérités à meilleurs frais. Or il n’en est rien. La création de mondes imaginaires se porte à merveille.

  • Méconnaître, reconnaître 

    Cette création se porte à merveille en dépit des progrès du savoir, parce que le genre de choses que ces mondes imaginaires « indiquent au travers » d’eux-mêmes ne sont pas des messages qu’une forme propositionnelle saisirait pleinement. De puissantes critiques ont discrédité la théorie propositionnelle de l’art, mais je voudrais m’y arrêter un instant, parce que la pratique qu’elle exprime est si naturelle et si commode qu’elle revient toujours à la charge. J’assiste à une représentation de Britannicus ou je lis le texte de la pièce, j’en suis l’action et je tente d’écouter ce que la pièce indique « au travers d’elle-même ». Je vois l’empereur Néron hésiter entre ses désirs et son devoir, je constate que la soif du pouvoir et la passion pour la belle Junie convergent pour exiger le meurtre de son rival Britannicus, un meurtre que seule la maîtrise de soi saurait empêcher (maîtrise de soi fort pratique, je m’en rends compte, car son défenseur Burrhus le conçoit comme le meilleur moyen dont dispose un souverain pour s’assurer le respect de ses sujets). J’observe les deux conseillers, Burrhus et Narcisse, se disputer la conscience de l’empereur, et à chaque étape de ce suspens moral, je ne peux m’empêcher d’espérer que le pire sera évité. Je plains et j’admire Junie, qui refuse une tête couronnée pour aimer un être « banni du rang de [s]es aïeux ». Le but de mon attention est-il de déchiffrer le « message » de la pièce ? Suis-je, au contraire, en train de m’identifier silencieusement aux personnages ?

    « S’identifier » est un terme à la fois frappant et vague, mais il peut nous être utile pour l’instant, surtout si nous gardons à l’esprit l’idée que l’invention des mondes fictionnels est une réponse (une des réponses) à l’écart entre le je et ma vie. Grâce à cet écart, grâce à cette identité imparfaite, approximative, chancelante, entre moi-même et ma vie, je dispose d’assez de flexibilité pour « m’identifier », mettons, à Néron. J’éprouve donc à dose homéopathique son amour et sa soif de pouvoir, et j’écoute avec des oreilles proches des siennes les avis de deux conseillers. Par ailleurs, l’empathie que je sens pour Néron ne m’empêche pas de « m’identifier » également à Junie, à Britannicus, voire à Burrhus. Ce genre « d’identification » revient donc à laisser résonner en soi les soucis et les dilemmes des personnages comme s’il s’agissait d’êtres pourvus de réalité concrète.

    Les admirateurs du regretté Wayne Booth auront vu que j’adhère à son idée selon laquelle notre rapport aux œuvres littéraires est semblable à celui qui nous lie à nos proches. Précisons, pourtant. Je perçois ce qui se passe en Néron, en Junie, en Britannicus comme je percevrais les passions et la déchéance d’un ami dont j’entendrais les confidences. Mais d’un ami qui m’aurait prié de l’écouter sans intervenir. A l’entendre, j’aurais certes envie de m’exclamer « votre mère, vos amis vous ont bien prévenu : pourquoi vous obstinez-vous à faire ceci ou cela ? », si dès le départ, je n’avais promis de garder le silence. De même, à la représentation de Britannicus, j’ai beau partager ma loyauté entre plusieurs personnages, j’ai beau vouloir, par la bouche d’Agrippine ou de Burrhus, persuader Néron, ou Junie, ou Britannicus, je ne saurais le faire en mon propre nom. Ni l’œuvre, ni les personnages ne m’entendraient. S’il est juste de dire que j’interroge mentalement l’œuvre et que j’écoute, il ne s’agit en aucun cas d’une véritable conversation. Lorsque, à propos d’une œuvre, la conversation s’engage, elle n’a pas lieu entre le lecteur et l’œuvre, mais entre les divers lecteurs qui réfléchissent ensemble au sens de l’œuvre. Cette conversation présuppose l’écoute et, bien que parfois elle contribue à la corriger, elle ne saurait s’y substituer.

    L’écoute prime donc, et pour mieux la cerner, considérons-la indépendamment des conversations ultérieures à ce sujet. J’assiste donc à la représentation de Britannicus, je suis attentivement l’action de la pièce et je réfléchis à ce qui se passe. Si, par défaut d’attention, je conclus, après le premier acte, qu’Agrippine veut pousser Junie dans les bras de Néron, je me trompe. « Agrippine veut pousser Junie dans les bras de Néron » est une proposition fausse (dans le monde de l’œuvre). La vérité dans ce monde-là, est qu’Agrippine protège Néron et Junie. A propos d’une œuvre littéraire, on peut donc formuler, au niveau le plus élémentaire, des propositions vraies ou fausses. 

    Je fais un effort supplémentaire d’écoute et je constate que Néron n’est pas entièrement corrompu dès le début de la tragédie. Celle-ci met en scène la naissance d’un monstre. Fort de cette intuition, ou bien informé (mais non pleinement et définitivement éclairé) par la lecture de la préface de l’auteur, j’observe la perverse naïveté du personnage et le caractère juvénile de sa méchanceté. Son désir démesuré de toute-puissance et d’omniscience, si évident dans les scènes III à VII du deuxième acte, m’effraie. Je réfléchis à l’impudence de Britannicus, à son « ardeur inquiète » (I, 3, v. 287), à la force d’âme du Junie qui refuse d’obéir au tyran. Peu à peu, à travers le bruit ­contenu ­ et la fureur ­ mesurée ­ de la tragédie, j’entrevois quelque chose qui ressemble à l’élément spirituel dont parlait Hegel. A savoir que le tyran est lui-même enchaîné à ses désirs et que, en dépit de son deuil, Junie est plus sûre d’elle-même et tout compte fait, plus libre que Néron. En tant que spectateur averti, j’ai la possibilité de développer cette intuition et d’arguer que l’univers de la pièce semble régi, entre autres, par une loi aux termes de laquelle la liberté de choisir, celle de Néron, est aveuglée par les passions et conduit à la tyrannie, la seule liberté véritable étant celle de dire « non » au monde, comme le fait Junie. Profitant des études sur Racine et son époque, j’ajoute que la réflexion sur ces deux libertés est présente dans la doctrine de Port-Royal, selon laquelle ces libertés sont irréfléchies, amoindries, voire ruinées par la nature déchue de l’homme. J’observe que, dans cette tragédie, la liberté de choisir mène au crime et celle de dire « non » à la mort et à l’abandon du monde. Le conflit des deux libertés est, certes, enraciné dans l’histoire de la littérature et dans celle de la philosophie morale. Lors de l’écoute de la pièce, pourtant, ce conflit me fascine, il m’éblouit indépendamment de ses origines historiques ou philosophiques. Il me concerne, moi, lecteur ou spectateur. Il m’éclaire sur ma place dans le monde.

    Cette description des deux libertés dans Britannicus est, elle aussi, susceptible d’être exacte ou non. Son exactitude n’est cependant pas réductible à une simple valeur de vérité. Dire qu’Agrippine persécute Junie et Britannicus, c’est faire une erreur. Ne pas comprendre que dans cette pièce le tyran est enchaîné, alors que ses victimes sont, d’une certaine manière, plus libres que lui, c’est méconnaître le sens de l’œuvre.

    Méconnaître. Cet admirable mot français ­ que j’emprunte, lui aussi, à Gabriel Marcel ­ s’applique surtout aux situations personnelles, comme l’indique l’usage suivant, tiré d’André Gide et cité par Le Petit Robert : « il se méprend sur moi et méconnaît profondément ce que je suis ». Le terme anglais to misjudge est plus tranchant, plus sévère, parce qu’il évoque la formulation d’un faux jugement. Méconnaître, c’est rater cette occasion, c’est lui tourner le dos. Et c’est presque trahir.

    Le contraire de ce terme n’est pas simplement « connaître », c’est, comme l’indique la citation de Gide, « reconnaître » quelqu’un pour ce qu’il est, l’apprécier, lui être, d’une certaine manière, fidèle. (L’expression anglaise to be true to someone est précieuse parce qu’elle saisit le lien entre vérité et fidélité.) Cette reconnaissance, cette appréciation et cette fidélité n’appartiennent pas simplement à l’ordre cognitif. Elles viennent également et surtout du cœur. C’est lui qui accueille, qui reconnaît, qui apprécie et qui demeure fidèle. Fidèle ­ true ­ à ce qu’une personne est et, dans le domaine qui, ce soir, est le nôtre, fidèle à ce qu’une œuvre littéraire dit. Ainsi, nous sommes partis d’une situation où le lecteur s’abandonne à l’œuvre, et comme il arrive souvent dans les rapports personnels, cet abandon se révèle également reconnaissance et accueil.



Thomas Pavel, "Comment écouter la littérature ?"

Leçon inaugurale prononcée le 6 avril 2006, Collège de France/Fayard, 2006, pp. 16-38


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