Barthes, "Délibération" : réflexions sur le journal intime


l'écriture est bien cette activité étrange [...] qui arrête miraculeusement l'hémorragie de l'Imaginaire, dont la parole est le fleuve puissant et dérisoire.  (Barthes, "Délibération")
        Dans le cadre de l'écriture de soi, Marcel a envie de réfléchir au journal intime. C'est l'occasion de relire les belles pages que Barthes consacre au genre (si c'en est un) en 1979 pour la revue Tel Quel (le texte est repris ensuite dans Le Bruissement de la langue). Voici un Barthes incertain,  délibérant à tâtons sur ce genre avec lequel il entretient des rapports ambigus : est-ce que ça vaut vraiment la peine ? est-ce c'est de la littérature ou n'est-ce que "le limbe du texte, sa forme inconstituée, inévoluée"? Est-ce que ce n'est pas voué à "l'inessentiel", à "l'inauthentique" ? Celui qui s'interroge ainsi est pourtant celui qui nous laissera le poignant Journal de deuil (Seuil, 2009), écrit à la mort de sa mère. Barthes, jusqu'au bout l'homme paradoxal... 

nota bene : Gérard Genette consacre une analyse de ce texte dans Poétique n°47 (numéro consacré à Barthes) : "Journal et anti-Journal". Il s'étend notamment longuement sur le paradoxe apparent de la première phrase.

    

Délibération

Pour Eric Marty,
        Je n'ai jamais tenu de journal — ou plutôt je n'ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche et cependant, plus tard, je recommence. C'est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu'on y écrit.
        Ce doute est insidieux : c'est un doute-retard. Dans un premier temps, lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir : c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire : le matériau est là, tout de suite ; c'est comme une mine à ciel ouvert ; je n'ai qu'à me baisser ; je n'ai pas à le transformer : c'est du brut et il a son prix, etc. Dans un deuxième temps, proche du premier (par exemple, si je relis aujourd'hui ce que j'ai écrit hier), l'impression est mauvaise : ça ne tient pas, comme un aliment fragile qui tourne, se corrompt, devient inappétissant d'un jour à l'autre ; je perçois avec découragement l'artifice de la « sincérité », la médiocrité artistique du « spontané » ; pis encore : je me dégoûte et je m'irrite de constater une « pose » que je n'ai nullement voulue : en situation de journal, et précisément parce qu'il ne « travaille » pas (ne se transforme pas sous l'action d'un travail), je est un poseur : c'est une question d'effet, non d'intention, toute la difficulté de la littérature est là. Très vite, avançant dans ma relecture, j'en ai assez de ces phrases sans verbes Nuit d'insomnie. Déjà la troisième d'affilée, etc. ») ou dont le verbe est négligemment raccourci (« Croisé deux jeunes filles sur la place St-S.») — et j'aurais beau rétablir la décence d'une forme complète (« J'ai croisé, j'ai eu une nuit d'insomnie»),  la matrice de tout journal, à savoir la réduction du verbe, persiste dans mon oreille et m'agace comme une rengaine. Dans un troisième temps, si je relis mes pages de journal plusieurs mois, plusieurs années après les avoir écrites, sans que mon doute soit levé, j'éprouve un certain plaisir à me remémorer, grâce à elles, les événements qu'elles relatent, et, plus encore, les inflexions (de lumière, d'atmosphère, d'humeur) qu'elles me font revivre. En somme, à ce point, aucun intérêt littéraire (sinon pour les problèmes de formulation, c'est-à-dire de phrases), mais une sorte d'attachement narcissique (faiblement narcissique : il ne faut pas exagérer) à mes aventures (dont la réminiscence ne laisse pas d'être ambiguë, puisque se souvenir, c'est aussi constater et perdre une seconde fois ce qui ne reviendra plus). Mais, encore une fois, est-ce que cette bienveillance finale, atteinte après avoir traversé une phase de rejet, justifie de tenir (systématiquement) un journal ? Est-ce que ça vaut la peine ?
      
manuscrit du Journal de deuil

 Je n'esquisse pas ici une analyse du genre « Journal » (il y a (les livres là-dessus), mais seulement une délibération personnelle, destinée à permettre une décision pratique : dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Puis-je faire du journal une « œuvre » ? Je ne retiens donc que les fonctions qui peuvent m'effleurer l'esprit. Par exemple, Kafka a tenu un journal pour « extirper son anxiété », ou, si l'on préfère, « trouver son salut ». Ce motif ne me serait pas naturel, ou du s constant. De même pour les fins qu'on attribue traditionnellement au Journal intime ; elles ne me paraissent plus pertinentes. On les rattachait toutes aux bienfaits et aux prestiges de la « sincérité » (se dire, s'éclairer, se juger) ; mais la psychanalyse, la critique sartrienne de la mauvaise foi, celle, marxiste, des idéologies, ont rendu vaine la confession : la sincérité n'est qu'un imaginaire au second degré. Non, la justification d'un Journal intime (comme œuvre) ne pourrait être que littéraire, au sens absolu, même si nostalgique, du mot. Je vois ici quatre motifs.
        Le premier, c'est d'offrir un texte coloré d'une individualité d'écriture, d'un « style » (aurait-on dit autrefois), d'un idiolecte propre à l'auteur (aurait-on dit naguère) ; appelons ce motif : poétique. Le deuxième, c'est d'éparpiller en poussière, au jour le jour, les traces d'une époque, toutes grandeurs mêlées, de l'information majeure au détail de mœurs ; n'ai-je pas un vif plaisir à lire dans le Journal de Tolstoï la vie d'un seigneur russe au XIXe siècle ? Appelons ce motif : historique. Le troisième, c'est de constituer l'auteur en objet de désir : d'un écrivain qui m'intéresse, je puis aimer connaître l'intimité, le monnayage quotidien de son temps, de ses goûts, de ses humeurs, de ses scrupules ; je puis même aller jusqu'à préférer sa personne à son œuvre, me jeter avidement sur son Journal et délaisser ses livres. Je peux donc, me faisant l'auteur du plaisir que d'autres ont su me donner, essayer à mon tour de séduire, par ce tourniquet qui fait passer de l'écrivain à la personne, et vice versa ; ou, plus gravement, de prouver que « je vaux mieux que ce que j'écris » (dans mes livres) : l'écriture du Journal se dresse alors comme une force-plus ( Nietzsche : Plus von Macht), dont on croit qu'elle va suppléer aux défaillances de la pleine écriture ; appelons ce motif : utopique, tant il est vrai qu'on ne vient jamais à bout de l'Imaginaire. Le quatrième motif est de constituer le Journal en atelier de phrases : non pas de « belles » phrases, mais de phrases justes ; affiner sans cesse la justesse de l'énonciation (et non de l'énoncé), selon un emportement et une application, une fidélité de dessein qui ressemble beaucoup à la passion : « Et mes reins exulteront quand tes lèvres exprimeront des choses justes » (Prov. 23,16). Appelons ce motif: amoureux (peut-être : idolâtre ; j'idolâtre la Phrase).
        Malgré mes piètres impressions, l'envie de tenir un journal est donc concevable. Je puis admettre qu'il est possible dans le cadre même du Journal de passer de ce qui m'apparaissait d'abord comme impropre à la littérature à une forme qui en rassemble les qualités : individuation, trace, séduction, fétichisme du langage. Durant ces dernières années, je fis trois tentatives ; la première, la plus grave parce qu’elle se situait durant la maladie de ma mère est la plus longue, peut-être parce qu’elle répondait un peu au dessein kafkaien d’extirper l’angoisse par l’écriture : les deux autres ne concernaient chacune qu’une journée ; elles sont plus expérimentales, quoi que je ne les relise pas sans une certaine nostalgie du jour qui a passé (je ne puis donner que l’une d’elles, la seconde engageant d’autres personnes que moi).

        Suivent en italiques 5 pages de fragments de journaux, qui correspondent         aux tentatives sporadiques de Barthes. Puis l’analyse reprend :

        J'ai beau relire ces deux fragments, rien ne me dit qu'ils soient publiables ; rien ne me dit non plus qu'ils ne le sont pas. Me voici en face d'un problème qui me dépasse : celui de la « publiabilité » ; non pas : « Est-ce bon, est-ce mauvais?» (forme que tout auteur donne à sa question), mais : « Est-ce publiable ou non ? » Ce n'est pas seulement une question d'éditeur. Le doute est déplacé, glisse de la qualité du texte à son image. Je me pose la question du texte du point de vue de l'autre ; l'autre, ce n'est pas ici le public, ou un public (cette question est celle de l'éditeur) ; l'autre, pris dans une relation duelle et comme personnelle, c'est tel qui me lira. Bref, j'imagine que mes pages de Journal sont placées sous le regard de « vers qui je regarde », ou sous le silence de « à qui je parle ». — N'est-ce pas la situation de tout texte ? — Non. Le texte est anonyme, ou du moins produit par une sorte de Nom de Guerre, celui de l'auteur. Le journal, nullement (même si son « je » est un faux nom) : le Journal est un « discours » (une sorte de parole « writée » selon un code particulier), non un texte. La question que je me pose : « Dois-je tenir un journal ? » est immédiatement pourvue, dans ma tête, d'une réponse désobligeante. « On s'en fout», ou, plus psychanalytiquement : « C'est votre problème. »
manuscrit du Journal de deuil

        Il ne me reste plus qu'à analyser les raisons de mon doute. Pourquoi est-ce que je suspecte, du point de vue de l'Image, l'écriture du Journal ? Je crois que c'est parce que cette écriture est frappée à mes yeux, comme d'un mal insidieux, de caractères négatifs — déceptifs — que je vais essayer de dire.
        Le journal ne répond à aucune mission. Il ne faut pas rire de ce mot. Les œuvres de la littérature, de Dante à Mallarmé, à Proust, à Sartre, ont toujours eu, pour ceux qui les ont écrites, une sorte de fin, sociale, théologique, mythique, esthétique, morale, etc. Le livre, « architectural et prémédité », est censé reproduire un ordre du monde, il implique toujours, me semble-t-il, une philosophie moniste. Le Journal ne peut atteindre au Livre (à l'Œuvre) ; il n'est qu'Album, pour reprendre la distinction mallarméenne (c'est la vie de Gide qui est une « œuvre », ce n'est pas son Journal). L'Album est collection de feuillets non seulement permutables (ceci encore ne serait rien), mais surtout suppressibles à l'infini : relisant mon Journal, je puis barrer une note après l'autre, jusqu'à l'anéantissement complet de l'Album, sous prétexte que « cela ne me plaît pas » : ainsi font, à deux, Groucho et Chico Marx, en lisant et déchirant au fur et à mesure chaque clause du contrat qui doit les lier. — Mais le Journal ne peut-il être précisément considéré et pratiqué comme cette forme qui exprime essentiellement l'inessentiel du monde, le monde comme inessentiel ? — Pour cela, il faudrait que le sujet du Journal fût le monde, et non pas moi ; sinon, ce qui est énoncé, c'est une sorte d'égotisme qui fait écran entre le monde et l'écriture ; j'ai beau faire, je deviens consistant, face au monde qui ne l'est pas. Comment tenir un Journal sans égotisme ? Voilà justement la question qui me retient d'en écrire un (car, de l'égotisme, j'en ai un peu assez).
        Inessentiel, le Journal n'est pas non plus nécessaire. Je ne puis investir dans un Journal comme je le ferais dans une œuvre unique et monumentale qui me serait dictée par un désir fou. L'écriture du Journal, régulière, journalière comme une fonction physiologique, implique sans doute un plaisir, un confort, non une passion. C'est une petite manie d'écriture, dont la nécessité se perd dans le trajet qui va de la note produite à la note relue : « Je n'ai pas trouvé que ce que j'ai écrit jusqu'ici soit particulièrement précieux ni que cela mérite non plus carrément d'être mis au rebut » (Kafka). Comme le pervers (dit-on), assujetti au « oui, mais », je sais que mon texte est vain, mais en même temps (d'un même mouvement) je ne puis m'arracher à la croyance qu'il existe.
        Inessentiel, peu sûr, le Journal est de plus inauthentique. Je ne veux pas dire par là que celui qui s'y exprime n'est pas sincère. Je veux dire que sa forme même ne peut être empruntée qu'à une Forme antécédente et immobile (celle précisément du Journal intime), qu'on ne peut subvertir. Écrivant mon Journal, je suis, par statut, condamné à la simulation. Double simulation, même : car, toute émotion étant copie de la même émotion qu'on a lue quelque part, rapporter une humeur dans le langage codé du Relevé d'Humeurs, c'est copier une copie ; même si le texte était « original », il serait déjà copie ; à plus forte raison s'il est usé : « L'écrivain, de ses maux, dragons qu'il a choyés, ou d'une allégresse, doit s'instituer, au texte, spirituel histrion » (Mallarmé). Quel paradoxe ! En choisissant la forme d'écriture la plus « directe », la plus « spontanée », je me retrouve le plus grossier des histrions. (Et pourquoi pas ? N'y a-t-il pas des moments « historiques » où il faut être histrion ? En pratiquant à outrance une forme désuète d'écriture, est-ce que je ne dis pas que j'aime la littérature, que je l'aime d'une façon déchirante, au moment même où elle dépérit ? Je l'aime, donc je l'imite — mais précisément : non sans complexes.)
        
manuscrit du Journal de deuil

Tout cela dit à peu près la même chose : que le pire des tourments, lorsque j'essaie de tenir un Journal, c'est l'instabilité de mon jugement. Instabilité ? Plutôt sa courbe inexorablement descendante. Dans le Journal, faisait remarquer Kafka, l'absence de valeur d'une notation est toujours reconnue trop tard. Comment faire de ce qui est écrit à chaud (et s'en glorifie) un bon mets froid ? C'est cette déperdition qui fait le malaise du Journal. Encore Mallarmé (qui pourtant n'en a pas tenu) : « Ou autre verbiage devenu tel pour peu qu'on l'expose, de persuasif, songeur et vrai quand on le confie bas » : comme dans le conte de fées, sous l'effet d'une condamnation et d'un pouvoir maléfique, les fleurs qui sortent de ma bouche sont transformées en crapauds. « Quand je dis quelque chose, cette chose perd immédiatement et définitivement son importance. Quand je la note, elle la perd aussi, mais en gagne parfois une autre » (Kafka). La difficulté propre au Journal, c'est que cette importance seconde, libérée par l'écriture, n'est pas sûre : il n'est pas sûr que le Journal récupère la parole et lui donne la résistance d'un nouveau métal. Certes, l'écriture est bien cette activité étrange (sur laquelle jusqu'à présent la psychanalyse a eu peu de prise, la comprenant mal) qui arrête miraculeusement l'hémorragie de l'Imaginaire, dont la parole est le fleuve puissant et dérisoire. Mais précisément : le Journal, si « bien écrit soit-il, est-ce de l'écriture ? Il s'efforce, s'enfle et se raidit : suis-je aussi gros que le texte ? Nenni, vous n'en approchez point. D'où l'effet dépressif : acceptable quand j'écris, décevant quand je relis.
        Au fond, toutes ces défaillances désignent assez bien un certain défaut du sujet. Ce défaut est d'existence. Ce que le Journal pose, ce n'est pas la question tragique, la question du Fou : « Qui suis-je ? mais la question comique, la question de l'Ahuri: « Suis-je ? » Un comique, voilà ce qu'est le teneur de Journal.   
        Autrement dit, je ne m'en sors pas. Et si je ne m'en sors pas, si je n'arrive pas à décider ce que « vaut » le Journal, c'est que son statut littéraire me glisse des doigts : d'une part, je le ressens, à travers sa facilité et sa désuétude, comme n'étant rien de plus que le limbe du Texte, sa forme inconstituée, inévoluée et immature ; mais, d'autre part, il est tout de même un lambeau véritable de ce Texte, car il en comporte le tourment essentiel. Ce tourment, je crois, tient à ceci : que la littérature est sans preuves. Il faut entendre par là qu'elle ne peut prouver, non seulement ce qu'elle dit, mais encore qu'il vaut la peine de le dire. Cette dure condition (Jeu et Désespoir, dit Kafka) atteint précisément son paroxysme dans le Journal. Mais aussi, à ce point, tout se retourne, car de son impuissance à la preuve, qui l'exclut du ciel serein de la Logique, le Texte tire une souplesse, qui est comme son essence, ce qu'il possède en propre. Kafka — dont le Journal est peut-être le seul qui puisse être lu sans aucune irritation — dit à merveille cette double postulation de la littérature, la Justesse et l'Inanité : « … J'examinais les souhaits que je formais pour la vie. Celui qui se révéla le plus important ou le plus attachant fut le désir d'acquérir une façon de voir la vie (et, ce qui était lié, de pouvoir par écrit en convaincre les autres) dans laquelle la vie conserverait son lourd mouvement de chute et de montée, mais serait reconnue en même temps et avec une clarté non moins grande, pour un rien, un rêve, un état de flottement. » Oui, c'est bien cela, le Journal idéal : à la fois un rythme (chute et montée, élasticité) et un leurre (je ne puis atteindre mon image) ; un écrit, en somme, qui dit la vérité du leurre et garantit cette vérité par la plus formelle des opérations, le rythme. Sur quoi il faudrait sans doute conclure que je puis sauver le Journal à la seule condition de le travailler à mort, jusqu'au bout de l'extrême fatigue, comme un Texte à peu près impossible : travail au terme duquel il est bien possible que le Journal ainsi tenu ne ressemble plus du tout à un Journal.

TEL QUEL, hiver 1979
Roland Barthes, Oeuvres complètes, T3, Seuil 1995, pp. 1004-1014



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