Michel Foucault, l'écriture de soi (pdf)

Foucault, tout son être tendu vers l'écoute...
Voici un texte canonique sur l'écriture de soi, écrit par Michel Foucault en 1983, et qui devait initialement paraître sous le titre
Le Souci de soi. Ce texte nous intéresse doublement cette année . D'une part l'auteur envisage l'écriture de soi comme hygiène de vie (laïque ou religieuse),  qu'il fait remonter l'Antiquité ; d'autre part comme une pratique tournée vers autrui, qui exige un lecteur et que Foucault relie d'ailleurs à l'art de la correspondance. On a donc toutes les raisons de relire ce texte un peu exigeant, mais non inaccessible et plutôt stimulant pour les axes à l'étude cette année. Fidèle à sa mission facilitatrice, Marcel indique en gras les passages qui lui semblent les plus intéressants... 

Cette version numérique fait l'économie des notes d'érudition, mais on trouve sur la toile une autre version (sur le site "libertaire") qui les a conservées : avis aux amateurs

L'écriture de soi

        La Vita Antonii d'Athanase présente la notation écrite des actions et des pensées comme un élément indispensable de la vie ascétique :
        « Voici une chose à observer pour s'assurer de ne pas pécher.
Remarquons et écrivons, chacun, les actions et les mouvements de notre âme, comme pour nous les faire mutuellement connaître et soyons sûrs que par honte d'être connus nous cesserons de pécher et d'avoir au coeur rien de pervers. Qui donc lorsqu'il pèche consent à être vu, et lorsqu'il a péché ne préfère mentir pour cacher sa faute ?
On ne forniquerait pas devant témoins. De même, écrivant nos pensées comme si nous devions nous les communiquer mutuellement, nous nous garderons mieux des pensées impures par honte de les avoir connues. Que l'écriture remplace les regards des compagnons d'ascèse : rougissant d'écrire autant que d'être vus, gardons-nous de toute pensée mauvaise. Nous disciplinant de la sorte, nous pouvons réduire le corps en servitude et déjouer les ruses de l'ennemi. » 
        L'écriture de soi-même apparaît ici clairement dans sa relation de complémentarité avec l'anachorèse : elle pallie les dangers de la solitude ; elle donne ce qu'on a fait ou pensé à un regard possible ; le fait de s'obliger à écrire joue le rôle d'un compagnon, en suscitant le respect humain et la honte ; on peut donc poser une première analogie : ce que les autres sont à l'ascète dans une communauté, le carnet de notes le sera au solitaire. Mais, simultanément, une seconde analogie est posée, qui se réfère à la pratique de l'ascèse comme travail non seulement sur les actes, mais plus précisément sur la pensée : la contrainte que la présence d'autrui exerce dans l'ordre de la conduite, l'écriture l'exercera dans l'ordre des mouvements intérieurs de l'âme ; en ce sens, elle a un rôle tout proche de cet aveu au directeur dont Cassien dira, dans la ligne de la spiritualité évagrienne, qu'il doit révéler, sans exception, tous les mouvements de l'âme (omnes cogitationes). Enfin, l'écriture des mouvements intérieurs apparaît aussi selon le texte d'Athanase comme une arme dans le combat spirituel : alors que le démon est une puissance qui trompe et qui fait qu'on se trompe sur soi-même (toute une grande moitié de la Vita Antonii est consacrée à ces ruses), l'écriture constitue une épreuve et comme une pierre de touche : en portant au jour les mouvements de la pensée, elle dissipe l'ombre intérieure où se nouent les trames de l'ennemi. Ce texte - l'un des plus anciens que la littérature chrétienne nous ait laissés sur ce sujet de l'écriture spirituelle - est loin d'épuiser toutes les significations et formes que celle-ci prendra plus tard. Mais on peut en retenir plusieurs traits qui permettent d'analyser rétrospectivement le rôle de l'écriture dans la culture philosophique de soi juste avant le christianisme : son lien étroit avec le compagnonnage, son point d'application aux mouvements de la pensée, son rôle d'épreuve de vérité. Ces divers éléments se trouvent déjà chez Sénèque, Plutarque, Marc Aurèle, mais avec des valeurs extrêmement différentes et selon de tout autres procédures.
*
        Aucune technique, aucune habileté professionnelle ne peut s'acquérir sans exercice ; on ne peut non plus apprendre l'art de vivre, la technê tou biou, sans une askêsis qu'il faut comprendre comme un entraînement de soi par soi : c'était là l'un des principes traditionnels auxquels depuis longtemps les pythagoriciens, les socratiques, les cyniques avaient donné une grande importance. Il semble bien que, parmi toutes les formes prises par cet entraînement (et qui comportait abstinences, mémorisations, examens de conscience, méditations, silence et écoute de l'autre), l'écriture -le fait d'écrire pour soi et pour autrui - se soit mise à jouer assez tard un rôle considérable. En tout cas, les textes de l'époque impériale qui se rapportent aux pratiques de soi font une large part à l'écriture. Il faut lire, disait Sénèque, mais écrire aussi. Et Épictète, qui pourtant n'a donné qu'un enseignement oral, insiste à plusieurs reprises sur le rôle de l'écriture comme exercice personnel : on doit « méditer » (meletan), écrire (graphein), s'entraîner (gumnazein) ; « puisse la mort me saisir en train de penser, d'écrire, de lire cela ». Ou encore : « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition [prokheiron] ; mets-les par écrit, fais-en la lecture ; qu'elles soient l'objet de tes conversations avec toi-même, avec un autre [...] s'il t'arrive quelqu'un de ces événements qu'on appelle indésirables, tu trouveras aussitôt un soulagement dans cette pensée que ce n'est pas inattendu. » Dans ces textes
Rubens, la mort de Sénèque, 1613

d'Épictète, l'écriture apparaît régulièrement associée à la « méditation », à cet exercice de la pensée sur elle-même qui réactive ce qu'elle sait, se rend présents un principe, une règle ou un exemple, réfléchit sur eux, se les assimile, et se prépare ainsi à affronter le réel. Mais on voit aussi que l'écriture est associée à l'exercice de pensée de deux façons différentes. L'une prend la forme d'une série « linéaire » ; elle va de la méditation à l'activité d'écriture et de celle-ci au gumnazein, c'est-à-dire à l'entraînement en situation réelle et à l'épreuve : travail de pensée, travail par l'écriture, travail en réalité. L'autre est circulaire : la méditation précède les notes lesquelles permettent la relecture qui à son tour relance la méditation. En tout cas, quel que soit le cycle d'exercice où elle prend place, l'écriture constitue une étape essentielle dans le processus auquel tend toute l'askêsis : à savoir l'élaboration des discours reçus et reconnus comme vrais en principes rationnels d'action. Comme élément de l'entraînement de soi, l'écriture a, pour utiliser une expression qu'on trouve chez Plutarque, une fonction éthopoiétique : elle est un opérateur de la transformation de la vérité en êthos.
        Cette écriture éthopoiétique, telle qu'elle apparaît à travers les documents du Ier et du IIe siècle, semble s'être logée à l'extérieur de deux formes déjà connues et utilisées à d'autres fins : les hupomnêmata et la correspondance.


LES HUPOMNÊMATA

Les hupomnêmata, au sens technique, pouvaient être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d'aide-mémoire. Leur usage comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu chose courante dans tout un public cultivé. On y consignait des citations, des fragments d'ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu'on avait entendus ou qui étaient venus à l'esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures. Ils formaient aussi une matière première pour la rédaction de traités plus systématiques, dans lesquels on donnait les arguments et moyens pour lutter contre tel défaut (comme la colère, l'envie, le bavardage, la flatterie) ou pour surmonter telle circonstance difficile (un deuil, un exil, la ruine, la disgrâce). Ainsi, lorsque Fundanus demande des conseils pour lutter contre les agitations de l'âme, Plutarque, à ce moment-là, n'a guère le temps de composer un traité en bonne et due forme ; il va donc lui envoyer sans apprêt les hupomnêmata qu'il avait rédigés lui-même sur le thème de la tranquillité de l'âme : c'est du moins ainsi qu'il présente le texte du Peri euthumias. Modestie feinte ? Sans doute était-ce là une manière d'excuser le caractère un peu décousu du texte ; mais il faut y voir aussi une indication de ce qu'étaient ces carnets de notes - ainsi que de l'usage à faire du traité lui-même qui gardait un peu de sa forme d'origine.
        Il ne faudrait pas envisager ces hupomnêmata comme un simple support de mémoire, qu'on pourrait consulter de temps à autre, si l'occasion s'en présentait. Ils ne sont pas destinés à se substituer au souvenir éventuellement défaillant, Ils constituent plutôt un matériel et un cadre pour des exercices à effectuer fréquemment : lire, relire, méditer, s'entretenir avec soi-même et avec d'autres, etc. Et cela afin de les avoir, selon une expression qui revient souvent, prokheiron, ad manum, in promptu. « Sous la main » donc, non pas simplement au sens où on pourrait les rappeler à la conscience, mais au sens où on doit pouvoir les utiliser, aussitôt qu'il en est besoin, dans l'action. Il s'agit de se constituer un logos bioèthikos, un équipement de discours secourables, susceptibles - comme le dit Plutarque d'élever eux-mêmes la voix et de faire taire les passions comme un maître qui d'un mot apaise le grondement des chiens. Et il faut pour cela qu'ils ne soient pas simplement logés comme dans une armoire aux souvenirs mais profondément implantés dans l'âme, « fichés en elle » dit Sénèque, et qu'ils fassent ainsi partie de nous-mêmes : bref, que l'âme les fasse non seulement siens, mais soi. L'écriture des hupomnêmata est un relais important dans cette subjectivation du discours.
        Aussi personnels qu'ils soient, ces hupomnêmata ne doivent pas cependant être compris comme des journaux intimes, ou comme ces récits d'expérience spirituelle (tentations, luttes, chutes et victoires) qu'on pourra trouver dans la littérature chrétienne ultérieure. Ils ne constituent pas un « récit de soi-même » ; ils n'ont pas pour objectif de faire venir à la lumière du jour les arcana conscientiae dont l'aveu - oral ou écrit - a valeur purificatrice. Le mouvement qu'ils cherchent à effectuer est inverse de celui-là : il s'agit non de poursuivre l'indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit ; rassembler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi.
        Les hupomnêmata sont à resituer dans le contexte d'une tension très sensible à l'époque : à l'intérieur d'une culture très fortement marquée par la traditionalité, par la valeur reconnue du déjà-dit, par la récurrence du discours, par la pratique « citationnelle » sous le sceau de l'ancienneté et de l'autorité se développait une éthique très explicitement orientée par le souci de soi vers des objectifs définis comme : se retirer en soi, s'atteindre soi-même, vivre avec soi-même, se suffire à soi-même, profiter et jouir de soi-même. Tel est bien l'objectif des hupomnêmata : faire de la récollection du logos fragmentaire et transmis par l'enseignement, l'écoute ou la lecture un moyen pour l'établissement d'un rapport de soi à soi aussi adéquat et achevé que possible. Il y a là, pour nous, quelque chose de paradoxal : comment être mis en présence de soi-même par le secours de discours sans âge et reçus d'un peu partout ? En fait, si la rédaction des hupomnêmata peut contribuer à la formation de soi à travers ces logoi dispersés, c'est pour trois raisons principales : les effets de limitation dus au couplage de l'écriture avec la lecture, la pratique réglée du disparate qui détermine les choix, l'appropriation qu'elle effectue.
        1) Sénèque y insiste : la pratique de soi implique la lecture, car on ne saurait tirer tout de son propre fonds ni s'armer par soi-même des principes de raison qui sont indispensables pour se conduire : guide ou exemple, le secours des autres est nécessaire. Mais il ne faut pas dissocier lecture et écriture ; on doit « recourir tour à tour » à ces deux occupations, et « tempérer l'une par le moyen de l'autre ». Si trop écrire épuise (Sénèque pense ici au travail du style), l'excès de lecture disperse : « Abondance de livres, tiraillements de l'esprit. » À passer sans cesse de livre en livre, sans s'arrêter jamais, sans revenir de temps en temps à la ruche avec sa provision de nectar, sans prendre de notes par conséquent ni se constituer par écrit un trésor de lecture, on s'expose à ne rien retenir, à se disperser à travers des pensées différentes et à s'oublier soi-même. L'écriture, comme manière de recueillir la lecture faite et de se recueillir sur elle est un exercice de raison qui s'oppose au grand défaut de la stultitia que la lecture infinie risque de favoriser. La stultitia se définit par l'agitation de l'esprit, l'instabilité de l'attention, le changement des opinions et des volontés, et par conséquent la fragilité devant tous les événements qui peuvent se produire ; elle se caractérise aussi par le fait qu'elle tourne l'esprit vers l'avenir, le rend curieux de nouveautés et l'empêche de se donner un point fixe dans la possession d'une vérité acquise. L'écriture des hupomnêmata s'oppose à cet éparpillement en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque sorte « du passé », vers lequel il est toujours possible de faire retour et retraite. Cette pratique est à relier à un thème très général à l'époque ; il est en tout cas commun à la morale des stoïciens et à celle des épicuriens : le refus d'une attitude d'esprit tournée vers l'avenir (qui, à cause de son incertitude, suscite l'inquiétude et l'agitation de l'âme) et la valeur positive accordée à la possession d'un passé dont on peut jouir souverainement et sans trouble. La contribution des hupomnêmata est l'un des moyens par lesquels on détache l'âme du souci du futur pour l'infléchir vers la méditation du passé.
        Cependant, si elle permet de contrecarrer la dispersion de la stultitia, l'écriture des hupomnêmata est aussi (et elle doit rester) une pratique réglée et volontaire du disparate. Elle est un choix d'éléments hétérogènes. En cela elle s'oppose au travail du grammairien qui cherche à connaître toute une oeuvre ou toutes les oeuvres d'un auteur ; elle s'oppose aussi à l'enseignement des philosophes de profession qui revendiquent l'unité doctrinale d'une école. « Peu importe, dit Épictète, qu'on ait lu ou non tout Zénon ou Chrysippe ; peu importe qu'on ait saisi exactement ce qu'ils ont voulu dire, et qu'on soit capable de reconstituer l'ensemble de leur argumentation. » Le carnet de notes est commandé par deux principes, qu'on pourrait appeler « la vérité locale de la sentence » et « sa valeur circonstancielle d'usage ». Sénèque choisit ce qu'il note pour lui-même et pour ses correspondants chez l'un des philosophes de sa propre secte, mais aussi bien chez Démocrite ou Epicure. L’essentiel est qu'il puisse considérer la phrase retenue comme une sentence vraie dans ce qu'elle affirme, convenable dans ce qu'elle prescrit, utile selon les circonstances où on se trouve. L'écriture comme exercice personnel fait par soi et pour soi est un art de la vérité disparate ; ou, plus précisément, une manière réfléchie de combiner l'autorité traditionnelle de la chose déjà dite avec la singularité de la vérité qui s'y affirme et la particularité des circonstances qui en déterminent l'usage. « Lis donc toujours, dit Sénèque à Lucilius, des auteurs d'une autorité reconnue ; et si l'envie te prend de pousser une pointe chez les autres, reviens vite aux premiers. Assure-toi quotidiennement une défense contre la pauvreté, contre la mort, sans oublier nos autres fléaux. De tout ce que tu auras parcouru, extrais une pensée à bien digérer ce jour-là. C'est aussi ce que je fais. Entre plusieurs textes que je viens de lire, je jette sur l'un d'eux mon dévolu. Voici mon butin d'aujourd'hui ; c'est chez Épicure que je l'ai trouvé, car j'aime aussi à passer dans le camp d'autrui. Comme transfuge ? non pas ; comme éclaireur [tanquam explorator].» 
        3/ Ce disparate voulu n'exclut pas l'unification. Mais celle-ci n'est pas opérée dans l'art de composer un ensemble ; elle doit s'établir dans le scripteur lui-même comme le résultat des hupomnêmata, de leur constitution (et donc dans le geste même d'écrire), de leur consultation (et donc dans leur lecture et leur relecture). Deux processus peuvent être distingués. Il s'agit, d'une part, d'unifier ces fragments hétérogènes par leur subjectivation dans l'exercice de l'écriture personnelle. Cette unification, Sénèque la compare selon des métaphores très traditionnelles soit au butinage de l'abeille, soit à la digestion des aliments, soit encore à l'addition des chiffres formant une somme : « Ne souffrons pas que rien de ce qui entre en nous ne demeure intact, de peur qu'il ne soit jamais assimilé. Digérons la matière : autrement elle passera dans notre mémoire, non dans notre intelligence [in memoriam non in ingenium]. Adhérons cordialement à ces pensées d'autrui et sachons les faire nôtres, afin d'unifier cent éléments divers comme l'addition fait, de nombres isolés, un nombre unique 2. » Le rôle de l'écriture est de constituer, avec tout ce que la lecture a constitué, un « corps » (quicquid lectione collectum est, stilus redigat in corpus). Et ce corps, il faut le comprendre non pas comme un corps de doctrine, mais bien - en suivant la métaphore si souvent évoquée de la digestion - comme le corps même de celui qui, en transcrivant ses lectures, se les est appropriées et a fait sienne leur vérité : l'écriture transforme la chose vue ou entendue « en forces et en sang » (in vires, in sanguinem). Elle se fait dans le scripteur lui-même un principe d'action rationnelle.
        Mais, inversement, le scripteur constitue sa propre identité à travers cette recollection de choses dites. Dans cette même lettre 84 qui constitue comme un petit traité des rapports entre lecture et écriture -, Sénèque s'arrête un instant au problème éthique de la ressemblance, de la fidélité et de l'originalité. On ne doit pas, explique-t-il, élaborer ce qu'on retient d'un auteur, de manière que celui-ci puisse être reconnu ; il ne s'agit pas de constituer, dans les notes qu'on prend et dans la manière dont on restitue par écrit ce qu'on a lu, une série de « portraits » reconnaissables, mais « morts » (Sénèque pense ici à ces galeries de portraits par lesquelles on attestait sa naissance, on faisait valoir son statut et on marquait son identité par référence à d'autres). C'est sa propre âme qu'il faut constituer dans ce qu'on écrit ; mais, comme un homme porte sur son visage la ressemblance naturelle de ses ancêtres, de même il est bon qu'on puisse apercevoir dans ce qu'il écrit la filiation des pensées qui se sont gravées dans son âme. Par le jeu des lectures choisies et de l'écriture assimilatrice, on doit pouvoir se former une identité à travers laquelle se lit toute une généalogie spirituelle. Dans un choeur, il y a des voix hautes, basses et moyennes, des timbres d'hommes et de femmes : « Aucune voix individuelle ne peut s'y distinguer ; l'ensemble seul s'impose à l'oreille [...]. Je veux qu'il en soit ainsi de notre âme, qu'elle ait bonne provision de connaissances, de préceptes, d'exemples empruntés à mainte époque, mais convergeant en une unité. 

LA CORRESPONDANCE

        Les carnets de notes, qui, en eux-mêmes, constituent des exercices d'écriture personnelle, peuvent servir de matière première à des textes qu'on envoie aux autres. En revanche, la missive, texte par définition destiné à autrui, donne lieu elle aussi à exercice personnel. C'est que, Sénèque le rappelle, lorsqu'on écrit, on lit ce qu'on écrit tout comme en disant quelque chose on entend qu'on le dit. La lettre qu'on envoie agit, par le geste même de l'écriture, sur celui qui l'adresse, comme elle agit par la lecture et la relecture sur celui qui la reçoit. En cette double fonction la correspondance est toute proche des hupomnêmata, et sa forme en est souvent très voisine. La littérature épicurienne en donne des exemples. Le texte connu comme « lettre à Pythoclès » commence par accuser réception d'une lettre où l'élève a témoigné de son amitié pour le maître et où il s'est efforcé de « se rappeler les raisonnements » épicuriens permettant d'atteindre le bonheur ; l'auteur de la réponse donne son aval : la tentative n'était pas mauvaise ; et il expédie en retour un texte - résumé du Peri phuseôs d'Épicure - qui doit servir à Pythoclès de matériel à mémoriser et de support pour sa méditation.
        Les lettres de Sénèque montrent une activité de direction exercée, par un homme âgé et déjà retiré, sur un autre qui occupe encore d'importantes fonctions publiques. Mais, dans ces lettres, Sénèque ne fait pas que s'informer de Lucilius et de ses progrès ; il ne se contente pas de lui donner des conseils et de commenter pour lui quelques grands principes de conduite. À travers ces leçons écrites, Sénèque continue à s'exercer lui-même, en fonction des deux principes qu'il invoque souvent : qu'il est nécessaire de s'entraîner toute sa vie, et qu'on a toujours besoin de l'aide d'autrui dans l'élaboration de l'âme sur elle-même. Le conseil qu'il donne dans la lettre 7 constitue une description de ses propres rapports avec Lucilius ; il y caractérise bien la façon dont il occupe sa retraite par le double travail qu'il effectue simultanément sur son correspondant et sur lui-même : se retirer en soi-même autant qu'il est possible ; s'attacher à ceux qui sont capables d'avoir sur soi un effet bénéfique ; ouvrir sa porte à ceux qu'on a espoir de rendre soi-même meilleurs ; ce sont « des offices réciproques. Qui enseigne s'instruit ».
    La lettre qu'on envoie pour aider son correspondant — le conseiller, l'exhorter, l'admonester, le consoler — constitue pour le scripteur une manière d'entraînement : un peu comme les soldats en temps de paix s'exercent au maniement des armes, les avis qu'on donne aux autres dans l'urgence de leur situation sont une façon de se préparer soi-même à une semblable éventualité. Ainsi, la lettre 99 à Lucilius : elle est elle-même la copie d'une autre missive que Sénèque avait envoyée à Marullus dont le fils était mort quelque temps auparavant. Le texte relève du genre de la « consolation » ; il offre au correspondant les armes « logiques » avec lesquelles lutter contre le chagrin. L'intervention est tardive, puisque Marullus, « étourdi par le coup », a eu un moment de faiblesse et s'est « écarté de lui-même » ; la lettre a donc en cela un rôle d'admonestation. Mais, pour Lucilius, à qui elle est aussi envoyée, pour Sénèque qui l'écrit, elle joue le rôle d'un principe de réactivation : réactivation de toutes les raisons qui permettent de surmonter le deuil, de se persuader que la mort n'est pas un malheur (ni celle des autres ni la sienne propre). Et, grâce à ce qui est lecture pour l'un, écriture pour l'autre, Lucilius et Sénèque auront ainsi renforcé leur préparation pour le cas où un événement de ce genre leur arriverait. La consolatio qui doit aider et corriger Marullus est en même temps une praemeditatio utile pour Lucilius et Sénèque. L'écriture qui aide le destinataire arme le scripteur - et éventuellement les tiers qui la lisent.
    Mais il arrive aussi que le service d'âme rendu par le scripteur à son correspondant lui soit restitué sous la forme du « conseil en retour » ; à mesure que celui qui est dirigé progresse, il devient davantage capable de donner à son tour des avis, des exhortations, des consolations à celui qui a entrepris de l'aider : la direction ne reste pas longtemps à sens unique ; elle sert de cadre à des échanges qui l'aident à devenir plus égalitaire. La lettre 34 signale déjà ce mouvement à partir d'une situation où Sénèque, pourtant, pouvait dire à son correspondant : « Moi, je te revendique ; tu es mon ouvrage » ; « je t'ai bien exhorté, aiguillonné et, impatient de toute lenteur, je t'ai poussé sans relâche. Je suis resté fidèle à la méthode, mais aujourd'hui j'exhorte quelqu'un qui est déjà rondement parti et qui m'exhorte à son tour ». Et, dès la lettre suivante, il évoque la récompense de la parfaite amitié, où chacun des deux sera pour l'autre le secours permanent, l'aide inépuisable dont il sera question dans la lettre 109 : « L'habileté du lutteur s'entretient par l'exercice de la lutte ; un accompagnateur stimule le jeu du musicien. Le sage a besoin pareillement de tenir ses vertus en haleine ; ainsi, stimulant lui-même, il reçoit encore d'un autre sage du stimulant. »
        Pourtant, et malgré tous ces points communs, la correspondance ne doit pas être considérée comme le simple prolongement de la pratique des hupomnêmata. Elle est quelque chose de plus qu'un entraînement de soi-même par l'écriture, à travers les conseils et les avis qu'on donne à l'autre : elle constitue aussi une certaine manière de se manifester à soi-même et aux autres. La lettre rend le scripteur « présent » à celui auquel il l'adresse. Et présent non pas simplement par les informations qu'il lui donne sur sa vie, ses activités, ses réussites et ses échecs, ses fortunes ou ses malheurs ; présent d'une sorte de présence immédiate et quasi physique. « Tu m'écris souvent et je t'en sais gré, car ainsi tu te montres à moi [te mihi ostendis] par le seul moyen dont tu disposes. Chaque fois que ta lettre m'arrive, nous voilà tout de suite ensemble. Si nous sommes contents d'avoir les portraits de nos amis absents [...] comme une lettre nous réjouit davantage, puisqu'elle apporte des marques vivantes de l'absent, l'empreinte authentique de sa personne. La trace d'une main amie, imprimée sur les pages, assure ce qu'il y a de plus doux dans la présence : retrouver. » 
        Écrire, c'est donc « se montrer », se faire voir, faire apparaître son propre visage auprès de l'autre. Et, par là, il faut comprendre que la lettre est à la fois un regard qu'on porte sur le destinataire (par la missive qu'il reçoit, il se sent regardé) et une manière de se donner à son regard par ce qu'on lui dit de soi-même. La lettre aménage d'une certaine manière un face-à-face. Et d'ailleurs Démétrius, exposant dans le De elocutione ce que doit être le style épistolaire, soulignait qu'il ne pouvait être qu'un style « simple », libre dans la composition, dépouillé dans le choix des mots, puisque chacun doit y révéler son âme. La réciprocité que la correspondance établit n'est pas simplement celle du conseil et de l'aide ; elle est celle du regard et de l'examen. La lettre qui, en tant qu'exercice, travaille à la subjectivation du discours vrai, à son assimilation et à son élaboration comme « bien propre » constitue aussi et en même temps une objectivation de l'âme. Il est remarquable que Sénèque entamant une lettre où il doit exposer à Lucilius sa vie de tous les jours rappelle la maxime morale que « nous devons régler notre vie comme si tout le monde la regardait », et le principe philosophique que rien de nous-mêmes n'est célé à dieu qui est sans cesse présent à nos âmes. Par la missive, on s'ouvre au regard des autres et on loge le correspondant à la place du dieu intérieur. Elle est une manière de nous donner à ce regard dont nous devons nous dire qu'il est en train de plonger au fond de notre coeur (in pectus intimum introspicere) au moment où nous pensons.
        Le travail que la lettre opère sur le destinataire, mais qui est aussi effectué sur le scripteur par la lettre même qu'il envoie, implique donc une « introspection » ; mais il faut comprendre celle-ci moins comme un déchiffrement de soi par soi que comme une ouverture qu'on donne à l'autre sur soi-même. Il n'en demeure pas moins qu'on a là un phénomène qui peut paraître un peu surprenant, mais qui est chargé de sens pour qui voudrait faire l'histoire de la culture de soi : les premiers développements historiques du récit de soi ne sont pas à chercher du côté des « carnets personnels », des hupomnêmata, dont le rôle est de permettre la constitution de soi à partir du recueil du discours des autres ; on peut en revanche les trouver du côté de la correspondance avec autrui et de l'échange du service d'âme. Et c'est un fait que, dans les correspondances de Sénèque avec Lucilius, de Marc Aurèle avec Fronton et dans certaines des lettres de Pline, on voit se développer un récit de soi très différent de ce qu'on pouvait trouver en général dans les lettres de Cicéron à ses familiers : dans celles-ci, il s'agissait du récit de soi-même comme sujet d'action (ou de délibération pour une action possible) en relation avec les amis et les ennemis, les événements heureux et malheureux. Chez Sénèque ou Marc Aurèle, chez Pline aussi parfois, le récit de soi est le récit du rapport à soi ; et on y voit se détacher clairement deux éléments, deux points stratégiques qui vont devenir par la suite les objets privilégiés de ce qu'on pourrait appeler l'écriture du rapport à soi : les interférences de l'âme et du corps (les impressions plutôt que les actions) et les activités du loisir (plutôt que les événements extérieurs) ; le corps et les jours.
       1/ Les nouvelles de la santé font traditionnellement partie de la correspondance. Mais elles prennent peu à peu l'ampleur d'une description détaillée des sensations corporelles, des impressions de malaise, des troubles divers qu'on a pu éprouver. Parfois, on ne cherche qu'à introduire des conseils de régime qu'on estime utiles à son correspondant. Parfois aussi il s'agit de rappeler les effets du corps sur l'âme, l'action en retour de celle-ci, ou la guérison du premier par les soins apportés à la seconde. Ainsi, la longue et importante lettre 78 à Lucilius : elle est dans sa majeure partie consacrée au problème du « bon usage » des maladies et de la souffrance ; mais elle s'ouvre par le souvenir d'une grave maladie de jeunesse dont Sénèque avait souffert et qui s'était accompagnée d'une crise morale. Le « catarrhe », les « petits accès de fièvre » dont Lucilius se plaint, Sénèque raconte qu'il les a éprouvés lui aussi, bien des années auparavant : « Au début je ne m'en étais pas soucié ; ma jeunesse avait encore la force de résister aux atteintes et de tenir tête bravement aux diverses formes du mal. Par la suite j'ai succombé à ce point que toute ma personne fondait en catarrhe et que j'étais réduit à une extrême maigreur. Maintes fois, je pris le brusque parti d'en finir avec l'existence, mais une considération m'a retenu : le grand âge de mon père. » Et ce qui lui a procuré la guérison, ce furent les remèdes de l'âme ; parmi eux les plus importants ont été « les amis, qui l'encourageaient, le veillaient, causaient avec lui, et lui apportaient ainsi du soulagement » 2. Il arrive aussi que les lettres reproduisent le mouvement qui a conduit d'une impression subjective à un exercice de pensée. Témoin cette promenade-méditation racontée par Sénèque : « Il m'était indispensable de secouer l'organisme, soit, si de la bile logeait dans ma gorge, pour la faire tomber, soit, si par quelque motif l'air était trop dense [dans mes poumons], pour qu'il y fût raréfié par un ballottement dont je me suis trouvé bien. C'est ainsi que j'ai prolongé une sortie à laquelle le rivage même m'invitait : entre Cumes et la villa de Servilius Vatia il s'infléchit, et la mer d'un côté, le lac de l'autre l'enserrent comme une étroite chaussée. Une récente tempête avait affermi la grève [...]. Cependant selon mon habitude, je m'étais mis à regarder à l'entour si je ne trouvais pas quelque chose dont je puisse tirer profit, et mes yeux se portèrent sur la maison qui a été naguère celle de Vatia » : et Sénèque raconte à Lucilius ce qui fait sa méditation sur la retraite, la solitude et l'amitié.
        2) La lettre est aussi une manière de se présenter à son correspondant dans le déroulement de la vie quotidienne. Raconter sa journée - non point à cause de l'importance des événements qui auraient pu la marquer, mais justement alors qu'elle n'a rien d'autre que d'être semblable à toutes les autres, attestant ainsi non l'importance d'une activité, mais la qualité d'un mode d'être - fait partie de la pratique épistolaire : Lucilius trouve naturel de demander à Sénèque de « lui rendre compte de chacune de mes journées, et heure par heure » ; et Sénèque accepte cette obligation d'autant plus volontiers qu'elle l'engage à vivre sous le regard d'autrui sans avoir rien à céler : « Je ferai donc comme tu l'exiges : la nature, l'ordre de mes occupations, je te communiquerai volontiers tout cela. Je m'examinerai dès l'instant même et, suivant une pratique des plus salutaires, je ferai la revue de ma journée. » En effet, Sénèque évoque cette journée précise qui vient de s'écouler, et qui est en même temps la plus commune de toutes. Sa valeur tient justement à ce que rien ne s'y est passé qui aurait pu le détourner de la seule chose qui soit pour lui importante : s'occuper de lui-même : « Cette journée-ci est tout entière à moi ; personne ne m'en a rien dérobé. » Un peu d'entraînement physique, de la course avec un petit esclave, un bain dans une eau à peine tiède, une simple collation de pain, une sieste très brève. Mais l'essentiel de la journée - et c'est ce qui occupe la plus longue partie de la lettre - a été consacré à la méditation d'un thème suggéré par un syllogisme sophistique de Zénon à propos de l'ivresse.
        Quand la missive se fait récit d'une journée ordinaire, d'une journée à soi, on voit qu'elle touche de près à une pratique à laquelle Sénèque fait d'ailleurs discrètement allusion au début de la lettre 83 ; il y évoque l'habitude si utile de « faire la revue de sa journée » : c'est l'examen de conscience dont il avait décrit la forme dans un passage du De ira. Cette pratique - elle était familière dans différents courants philosophiques : pythagoricien, épicurien, stoïcien - semble avoir été surtout un exercice mental lié à la mémorisation : il s'agissait à la fois de se constituer comme « inspecteur de soi-même » et donc de jauger les fautes communes, et de réactiver les règles de comportement qu'il faut avoir toujours présentes à l'esprit. Rien n'indique que cette « revue de la journée » ait pris la forme d'un texte écrit. Il semble donc que ce soit dans la relation épistolaire - et par conséquent pour se mettre soi-même sous les yeux de l'autre - que l'examen de conscience a été formulé comme un récit écrit de soi-même : récit de la banalité quotidienne, récit des actions correctes ou non, du régime observé, des exercices physiques ou mentaux auxquels on s'est livré. De cette conjonction de la pratique épistolaire avec l'examen de soi, on trouve un exemple remarquable dans une lettre de Marc Aurèle à Fronton. Elle a été écrite au cours de l'un de ces séjours à la campagne qui étaient fort recommandés comme moments de détachement par rapport aux activités publiques, comme cures de santé et comme occasions de s'occuper de soi-même. On trouve joints dans ce texte les deux thèmes de la vie paysanne, saine parce que naturelle, et de la vie de loisir vouée à la conversation, à la lecture et à la méditation. En même temps, tout un ensemble de notations ténues sur le corps, la santé, les sensations physiques, le régime, les sentiments montrent l'extrême vigilance d'une attention qui est intensément focalisée sur soi-même. « Nous nous portons bien. Moi, j'ai peu dormi à cause d'un petit frisson qui cependant paraît calmé. J'ai donc passé le temps, depuis les premières heures de la nuit jusqu'à la troisième du jour, partie à lire l'Agriculture de Caton, partie à écrire heureusement à la vérité moins qu'hier. Puis après avoir salué mon père, j'ai avalé de l'eau miellée jusqu'au gosier ; et la rejetant, je me suis adouci la gorge, plutôt que je ne l'ai « gargarisée » ; car je puis employer ce mot, d'après Novius et d'autres. Ma gorge restaurée, je me suis rendu auprès de mon père, j'ai assisté à son sacrifice. Ensuite, on est allé manger. Avec quoi penses-tu que j'ai dîné ? Avec un peu de pain, pendant que je voyais les autres dévorer des huîtres, des oignons, et des sardines bien grasses. Après nous nous sommes mis à moissonner les raisins ; nous avons bien sué, bien crié [...]. À la sixième heure, nous sommes revenus à la maison. J'ai un peu étudié, et cela sans fruit ; ensuite j'ai beaucoup causé avec ma petite mère qui était assise sur le lit [...]. Pendant que nous causions ainsi, et que nous nous disputions à qui des deux aimerait le mieux l'un de nous [...] le disque retentit et on annonça que mon père s'était mis dans le bain. Ainsi nous avons soupé après nous être baignés, dans le pressoir ; non pas baignés dans le pressoir, mais après nous être baignés, nous avons soupé et entendu avec plaisir les joyeux propos des villageois. Rentré chez moi, avant de me tourner sur le côté pour dormir, je déroule ma tâche [meum pensum explico] ; je rends compte de ma journée à mon très doux maître [diei rationem meo suavissimo magistro reddo] que je voudrais - dussé-je en perdre du poids - désirer plus encore... » Les dernières lignes de la lettre montrent bien comment elle s'articule sur la pratique de l'examen de conscience : la journée se termine, juste avant le sommeil, par une sorte de lecture de la journée écoulée ; on y déploie en pensée le rouleau où sont inscrites les activités du jour, et c'est ce livre imaginaire de la mémoire qui est reproduit le lendemain dans la lettre adressée à celui qui est tout à la fois le maître et l'ami. La lettre à Fronton recopie en quelque sorte l'examen effectué la veille au soir par la lecture du livre mental de la conscience, Il est clair qu'on est encore très loin de ce livre du combat spirituel auquel Athanase, dans la Vie d'Antoine, fait allusion quelque deux siècles plus tard. Mais on peut mesurer aussi combien cette procédure du récit de soi dans la quotidienneté de la vie, avec une très méticuleuse attention à ce qui se passe dans le corps et dans l'âme, est différent aussi bien de la correspondance cicéronienne que de la pratique des hupomnêmata, recueil de choses lues et entendues, et support des exercices de pensée. Dans ce cas - celui des hupomnêmata -, il s'agissait de se constituer soi-même comme sujet d'action rationnelle par l'appropriation, l'unification et la subjectivation, d'un déjà-dit fragmentaire et choisi ; dans le cas de la notation monastique des expériences spirituelles, il s'agira de débusquer de l'intérieur de l'âme les mouvements les plus cachés de manière à pouvoir s'en affranchir. Dans le cas du récit épistolaire de soi-même, il s'agit de faire venir à coïncidence le regard de l'autre et celui qu'on porte sur soi quand on mesure ses actions quotidiennes aux règles d'une technique de vie.



Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, T. 4, 
Gallimard, 1994, pp. 415-430 


Commentaires

Articles les plus consultés