Maurice Blanchot, le journal intime, un art sans avenir (pdf)

Juan Gris, "le livre ouvert", 1925

Le journal est l'ancre qui racle contre le fond du quotidien et s'accroche aux aspérités de la vanité. (Maurice Blanchot,  Le Livre à venir)

         Toujours à la recherche d'idées dans le cadre de l'écriture de soi, l'oeuvre et l'auteur et toute les saintes préoccupations de cette année, Marcel continue d'explorer le Journal intime, ce mauvais genre de l'écriture de soi.  Voici un chapitre issu de la section « D'un art sans avenir » dans Le Livre à venir. (Folio, 1959). Dans ce texte étonnamment lisible (si si! ça lui arrive quelquefois), Blanchot réfléchit sur la vanité du journal intime et dessine en creux les contours de l'oeuvre véritable. Méditation sur les pièges du journal mais aussi remise en cause du furieux besoin de se connaître,  le texte s'achève pourtant sur le rêve d'un carnet de route de l'expérience créatrice prise dans sa genèse et ses tâtonnements. Blanchot croit l'apercevoir dans le Journal de Kafka, les poèmes de Ponge, L'Expérience intérieure de Bataille.

nb : Marcel-le-facilitateur souligne les passages les plus significatifs pour soulager les lecteurs pressés, mais le texte gagne à être lu en totalité.

        Le journal intime qui paraît si dégagé des formes, si docile aux mouvements de la vie et capable de toutes les libertés, puisque pensées, rêves, fictions, commentaires de soi-même événements importants, insignifiants, tout y convient, dans l'ordre et le désordre qu'on veut, est soumis à une clause d'apparence légère, mais redoutable : il doit respecter le calendrier. C'est là le pacte qu'il signe. Le calendrier est son démon, l'inspirateur, le compositeur, le provocateur et le gardien. Écrire son journal intime, c'est se mettre momentanément sous la protection des jours communs, mettre l'écriture sous cette protection, et c'est aussi se protéger de l'écriture en la soumettant à cette régularité heureuse qu'on s'engage à ne pas menacer. Ce qui s'écrit s'enracine alors, bon gré mal gré, dans le quotidien et dans la perspective que le quotidien délimite. Les pensées les plus lointaines, les plus aberrantes, sont maintenues dans le cercle de la vie quotidienne et ne doivent pas faire tort à sa vérité. De là que la sincérité représente, pour le journal, l'exigence qu'il lui faut atteindre, mais qu'il ne faut pas dépasser. Personne ne doit être plus sincère que le journalier, et la sincérité est cette transparence qui lui permet de ne pas jeter d'ombre sur l'existence limitée de chaque jour à laquelle il borne le souci d'écrire. Il faut être superficiel pour ne pas manquer à la sincérité, grande vertu qui demande aussi du courage. La profondeur a ses aises. Du moins, la profondeur ; exige-t-elle la résolution de ne pas s'en tenir au serment qui nous lie à nous-mêmes et aux autres par le moyen de quelque vérité.

Le lieu d'aimantation.

        Ce n'est pas parce que le récit raconterait des événements extraordinaires qu'il se distingue du journal. L'extraordinaire fait aussi partie de l'ordinaire. C'est parce qu'il est aux prises avec ce qui ne peut être constaté, ce qui ne peut faire l'objet d'un constat ou d'un compte rendu. Le récit est le lieu d'aimantation qui attire la figure réelle aux points où elle doit se placer pour répondre à la fascination de son ombre. Nadja est un récit. Celui-ci s'ouvre par ces mots : « Qui suis-je ? » La réponse est une figure vivante que nous aurions pu rencontrer tel jour, dans telles rues que nous connaissons. Cette figure n'est pas un symbole, ni un pâle rêve. Elle ne ressemble pas à la Dorothée qui apparaissait de temps en temps au jeune Jünger, ni au Demian que Hesse eut pour compagnon sur les bancs de l'école : image attirante du génie éternel. Nadja a été telle qu'elle s'offre dans la surprise du récit : une vie de hasard, née du hasard et rencontrée par hasard ; fidèle à ce hasard jusqu'à obliger celui qui l'aurait suivie à entrer dans les détours les plus hasardeux — les plus salissants — d'une vie fortuite. Mais pourquoi la forme du journal, ce compte rendu qu'est le journal, n'aurait-il pas convenu à un tel événement, situé, daté, pris dans le réseau des démarches quotidiennes ? C'est que rien n'est plus étranger à la réalité où nous demeurons, dans la certitude du monde commun, que le hasard, ce hasard qui a pris pour Breton la figure d'une jeune femme, et rien ne peut être plus différent du constat quotidien que le cheminement inquiet, sans voies et sans limites, que rend nécessaire la poursuite de ce qui a eu lieu, mais qui, par le fait qu'il a eu lieu, déchire le tissu des événements. Qui rencontre le hasard, comme celui qui rencontre « vraiment » une image, l'image, le hasard ouvrent dans sa vie une lacune inaperçue où il lui faut renoncer à la lumière tranquille et au langage usuel pour se tenir sous la fascination d'un autre jour et en rapport avec la mesure d'une autre langue.
    On raconte ce que l'on ne peut rapporter. On raconte ce qui est trop réel pour ne pas ruiner les conditions de la réalité mesurée qui est la nôtre. Adolphe n'est pas l'histoire purifiée de Benjamin Constant : c'est une sorte d'aimant pour détacher de lui son ombre — cela qu'il ne connaît pas — et l'amener derrière ses sentiments, dans l'espace brûlant que ceux-ci lui désignent, mais que le fait même de les « vivre », ainsi que la marche de la vie quotidienne et des choses à faire, lui a constamment dissimulé. Dans le journal, Mme de Staël n'est pas moins orageuse, et Constant n'est pas moins déchiré que dans le récit. Mais, dans Adolphe, les sentiments s'orientent vers leur centre de gravité où est leur vraie place qu'ils occupent tout entière en chassant le mouvement des heures, en dissipant le monde et, avec le monde, le pouvoir de les vivre : loin de s'alléger l'un par l'autre dans un équilibre qui les rendrait supportables, ils tombent ensemble vers l'espace du récit, espace qui est aussi celui de la passion et de la nuit où ils ne peuvent être ni atteints ni dépassés ni trahis ni oubliés.

Le piège du journal.


Juan Gris, "le livre ouvert" 1914

        L'intérêt du journal est son insignifiance. C'est là sa pente, sa loi. Écrire chaque jour, sous la garantie de ce jour et pour le rappeler à lui-même, est une manière commode d'échapper au silence, comme à ce qu'il y a d'extrême dans la parole. Chaque jour nous dit quelque chose. Chaque jour noté est un jour préservé. Double opération avantageuse. Ainsi l'on vit deux fois. Ainsi l'on se garde de l'oubli et du désespoir de n'avoir rien à dire. « Épinglons nos trésors », dit affreusement Barrès, et Charles du Bos, avec la simplicité qui lui est propre : « Le journal à l'origine représenta pour moi le suprême recours pour échapper au désespoir total en face de l'acte d'écrire »  et aussi : « Le curieux en mon cas, c'est combien peu j'ai le sentiment de vivre lorsque mon journal n'en recueille pas le dépôt. » Mais qu'un écrivain aussi pur que Virginia Woolf, qu'une artiste aussi acharnée à créer une œuvre qui retienne seulement la transparence, l'auréole lumineuse et les contours légers des choses, se soit sentie comme obligée de revenir auprès d'elle-même dans un journal de bavardage où le Je s'épanche et se console, cela est significatif et troublant. Le journal apparait bien ici comme un garde-fou contre le danger de l'écriture. Là-bas dans Les Vagues, gronde le risque d'une œuvre où il faut disparaitre. Là-bas, dans l'espace de l'œuvre, tout se perd et peut-être l'œuvre aussi se perd. Le journal est l'ancre qui racle contre le fond du quotidien et s'accroche aux aspérités de la vanité. De même, Van Gogh a ses lettres et un frère à qui les écrire.
        Il y a, dans le journal, comme l'heureuse compensation, l'une par l'autre, d'une double nullité. Celui qui ne fait rien de sa vie, écrit qu'il ne fait rien, et voilà tout de même quelque chose de fait. Celui qui se laisse détourner d'écrire par les futilités de la journée, se retourne sur ces riens pour les raconter, les dénoncer ou s'y complaire, et voilà une journée remplie. C'est « la méditation du zéro sur lui-même », dont parle vaillamment Amiel.
        L'illusion d'écrire et parfois de vivre qu'il donne, le petit recours contre la solitude qu'il assure (Maurice de Guérin interpelle son Cahier : « Mon doux ami,... me voici maintenant à toi, tout à toi », et Amiel, pourquoi se marierait-il ? « Le journal tient lieu de confident, c'est-à-dire d'ami et d'épouse »), l'ambition d'éterniser les beaux moments et même de faire de toute la vie un bloc solide qu'on puisse tenir contre soi, fermement embrassé, enfin l'espoir, en unissant l'insignifiance de la vie et l'inexistence de l'œuvre, d'élever la vie nulle jusqu'à la belle surprise de l'art et l'art informe jusqu'à la vérité unique de la vie, l'entrelacement de tous ces divers motifs fait du journal une entreprise de salut : on écrit pour sauver l'écriture, pour sauver sa vie par l'écriture, pour sauver son petit moi (les revanches qu'on prend sur les autres, les méchancetés qu'on distille) ou pour sauver son grand moi en lui donnant de l'air, et alors l'on écrit pour ne pas se perdre dans la pauvreté des jours ou, comme Virginia Woolf, comme Delacroix, pour ne pas se perdre dans cette épreuve qu'est l'art, qu'est l'exigence sans limite de l'art.
        Ce qu'il y a de singulier dans cette forme hybride, apparemment si facile, si complaisante et, parfois, si déplaisante par l'agréable rumination de soi-même qu'elle entretient (comme s'il y avait le moindre intérêt à penser à soi, à se tourner vers soi), c'est qu'elle est un piège. On écrit pour sauver les jours, mais on confie son salut à l'écriture qui altère le jour. On écrit pour se sauver de la stérilité, mais on devient Amiel qui, se retournant vers les quatorze mille pages où sa vie s'est dissoute, y reconnaît ce qui l'a ruiné « artistiquement et scientifiquement » par « une paresse occupée et un fantôme d'activité intellectuelle ». On écrit pour se souvenir de soi, mais, dit Julien Green, « je me figurais que ce que je notais ranimerait en moi le souvenir du reste, de tout le reste, mais aujourd'hui plus rien ne demeure que quelques phrases hâtives et insuffisantes qui ne me donnent de ma vie passée qu'un reflet illusoire[1] ». Finalement, donc, on n'a ni vécu, ni écrit, double échec à partir duquel le journal retrouve sa tension et sa gravité.
        Le journal est lié à l'étrange conviction que l'on peut s'observer et que l'on doit se connaitre. Pourtant, Socrate n'écrit pas. Les siècles les plus chrétiens ignorent cet examen qui n'a pas pour intermédiaire le silence. On nous dit que le protestantisme favorise cette confession sans confesseur, mais pourquoi le confesseur devrait-il être remplacé par l'écriture? Il faut bien plutôt revenir à un pénible pêle-mêle de protestantisme, de catholicisme et de romantisme pour que les écrivains, se mettant en quête d'eux-mêmes dans ce faux dialogue, essaient de donner forme et langage à ce qui en eux ne peut pas parler. Ceux qui s'en rendent compte et peu à peu reconnaissent qu'ils ne peuvent pas se connaitre, mais seulement se transformer et se détruire, et qui poursuivent cet étrange combat où ils se sentent attirés hors d'eux-mêmes, dans un lieu où ils n'ont cependant pas accès, nous ont laissé, selon leurs forces, des fragments, d'ailleurs parfois impersonnels, que l'on peut préférer à toute autre œuvre. 

Les abords du secret.

Juan Gris, "livre et carafe", 1920
        Il est tentant, pour l'écrivain, de chercher à tenir le journal de l'œuvre qu'il écrit. Est-ce possible ? Le Journal des Faux-Monnayeurs est-il possible ? S'interroger sur ses projets, les peser, les vérifier ; à mesure qu'ils se développent, les commenter pour soi-même, voilà qui ne semble pas difficile. Le critique qui, affirme-t-on, double toujours le créateur, n'a-t-il pas son mot à dire ? Ce mot ne peut-il prendre la forme d'un livre de bord dans lequel au jour le jour s'inscriraient les bonheurs et les erreurs de la navigation ? Et pourtant un tel livre n'existe pas. Il semble que doivent rester incommunicables l'expérience propre de l'œuvre, la vision par laquelle elle commence, « l'espèce d'égarement » qu'elle provoque, et les rapports insolites qu'elle établit entre l'homme que nous pouvons rencontrer chaque jour et qui précisément tient journal de lui-même et cet être que nous voyons se lever derrière chaque grande œuvre, de cette œuvre et pour l'écrire : entre Isidore Ducasse et Lautréamont .
        Nous voyons pourquoi l'écrivain ne peut tenir que le journal de l'œuvre qu'il n'écrit pas. Nous voyons aussi que ce journal ne peut s'écrire qu'en devenant imaginaire et en s'immergeant, comme celui qui l'écrit, dans l'irréalité de la fiction. Cette fiction n'a pas nécessairement de rapport avec l'œuvre qu'elle prépare. Le Journal intime de Kafka est fait non seulement de notes datées qui se rapportent à sa vie, de descriptions de choses qu'il a vues, de gens qu'il a rencontrés, mais d'un grand nombre d'ébauches de récits, dont les unes ont quelques pages, la plupart quelques lignes, toutes inachevées, quoique souvent déjà formées, et, ce qui est le plus frappant, presque aucune ne se rapporte à l'autre, n'est la reprise d'un thème déjà mis en œuvre, pas plus qu'elle n'a de rapport ouvert avec les événements journaliers. Nous sentons bien cependant que ces fragments « s'articulent », comme le dit Marthe Robert, « entre les faits vécus et l'art », entre Kafka qui vit et Kafka qui écrit. Nous pressentons aussi que ces fragments constituent les traces anonymes, obscures, du livre qui cherche à se réaliser, mais seulement dans la mesure où ils n'ont pas de parenté visible avec l'existence dont ils semblent issus, ni avec l'œuvre dont ils forment l'approche. Si, donc, nous avons ici un pressentiment de ce que pourrait être le journal de l'expérience créatrice, nous avons en même temps la preuve que ce journal serait aussi fermé, et plus séparé, que l'œuvre accomplie. Car les abords d'un secret sont plus secrets que lui-même.
        La tentation de tenir à « jour » le carnet de route de l'expérience la plus obscure est sans doute naïve. Cependant elle subsiste. Une sorte de nécessité lui rend toujours ses chances. L'écrivain a beau savoir qu'il ne peut revenir en deçà d'un certain point sans masquer, par son ombre, ce qu'il est venu contempler : l'attrait des sources, le besoin de saisir en face ce qui toujours se détourne, le souci enfin de se lier à la recherche sans préoccupation des résultats, est plus fort que les doutes, et d'ailleurs les doutes eux-mêmes nous poussent plutôt qu'ils ne nous retiennent. Les tentatives poétiques les plus fermes et les moins rêvées de notre temps n'appartiennent-elles pas à ce rêve ? N'y a-t-il pas Francis Ponge ? Oui, Ponge.

[1] Qui plus que Proust, désire se souvenir de lui-même ? C'est pourquoi il n'est pas d'écrivain plus étranger à l'enregistrement au jour le jour de sa vie. Celui qui veut se souvenir doit se confier à l'oubli, à ce risque qu'est l'oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir.



Maurice Blanchot, VIII, « Le journal intime et le récit »,  in Le livre à venir, 
Gallimard, Folio, 1959, pp 252-259  

 
















Commentaires

Articles les plus consultés