Georges Poulet, études sur le temps humain

F-A Maulbertsch, Chronos (détail) 1765


« Ne pourrais-je pas dire que ma vie ne dure pas, qu'elle commence toujours ? » Marivaux, La Vie de Marianne (1750)

 

    Marcel a si longtemps pesté contre la mauvaise diffusion de l'oeuvre de Georges Poulet qu'il a salué la réédition des Études sur le temps humain comme un cadeau qui lui était personnellement adressé. Au moment où l'on réfléchit sur l'écriture de soi, il faut relire au moins l'introduction que cet auteur consacre à l'évolution de nos manières de concevoir le temps au cours des siècles, à travers la littérature : c'est à la fois simple et brillant. On se contente ici de reproduire le chapitre consacré au XVIIIème siècle, particulièrement émouvant dans sa manière de présenter le rôle de la sensation et l'invention de la mémoire. Quelques passages sont soulignés en gras pour les lecteurs pressés.

nota bene : Georges Poulet (1902-1991) est un critique associé à l'école de Genève (Starobinski, Rousset, J-P Richard). Surtout connu pour son étude de la perception de la durée à travers la littérature (4 volumes multi-récompensés qui paraissent de 1949 à 1968), il a aussi travaillé sur les Romantiques, sur Proust et bien sûr sur Bergson dont la philosophie l'a durablement inspiré.


IV

        « Si dans quelques moments, dit Mably, vous n'avez été affecté d'aucun sentiment de douleur ou de plaisir, de crainte ou d'espérance, votre âme sans pensée et sans action vous a paru s'anéantir ou se séparer de vous. »
        Aucun texte ne montre plus nettement le changement qui s'est accompli dans les idées et les sentiments au siècle. Toute la pensée du siècle précédent avait été comme une longue méditation sur la phrase de saint Augustin : « Si Dieu retirait sa puissance créatrice des choses qu'il a créées, elles retomberaient dans leur premier néant. » Entre ces deux textes il y a de curieuses similitudes ; même conception d'un néant qui de tous côtés borde l'existence : même affirmation du caractère toujours conditionnel de l'acte qui confère celle-ci. Pour le XVIIIe siècle, comme pour le XVIIe, l'existence apparaît comme devant être sans cesse sauvée du non-être. Il n'y a qu'une différence, mais radicale. Cette existence continuée ne l'est plus par une création divine continuée. La conservation de l'univers et de la créature n'est plus conçue aussitôt comme l'effet immédiat de l'acte créateur. Celui-ci se situe infiniment en en le moment lointain et quasi fabuleux qui fut le moment premier des choses. Mais de l'instant actuel le Dieu créateur et conservateur est absent. L'acteur principal n'est plus sur la scène. Au rôle suréminent de la cause première se trouve substitué le jeu des causes secondes. À la place de Dieu, il y a des sentiments, des sensations, tout ce qui cause ces sensations.
        Ce retrait de Dieu, cet envahissement de l'actuel par les causes secondes, il est aisé de les discerner dans la conception nouvelle qu'on se fait de l'univers, Pour le newtonien avancé du XVIIIe siècle, Dieu n'est même plus le gouverneur et encore moins le réparateur du monde. Il 
n'en est plus tout juste que l'auteur initial. Le monde est comparable à l'horloge de Strasbourg: il est si bien agencé qu'une fois la machine en marche, tout s'y continue par la seule vertu de l'interaction des rouages : « L'idée de quelques philosophes, écrit d'Alembert, qui prétendent que tout mouvement actuel que nous remarquons dans les corps est produit immédiatement par le Créateur, n'est pas philosophique l . » On peut définir l'univers, dans les termes de d'Holbach, « une chaîne immense de causes et d'effets qui sans cesse découlent les uns des autres ». Un tel univers étant donné, il n'est plus besoin de Dieu pour expliquer la continuation des choses : « La divinité, roue de luxe dans la machine du monde », dit Naigeon. Mais c'est surtout dans la conception de l'être intérieur que se perçoit le plus nettement cette disparition du Conservateur divin. Pour le philosophe du XVIIIe siècle, disciple mais disciple infidèle de Locke, le moment où l'on se sent exister n'implique même plus la présence d'une pensée réfléchie : je suis « odeur de rose », et voilà tout. Le moment condillacien est bien encore, comme le moment cartésien, un moment originel qui, en deçà de toute durée, ramène l'être à n'être que son existence présente. Mais en ce moment initial aucun mouvement dialectique ne se trouve enveloppé ; aucun rapport ne lie l'existence instantanée à l'existence éternelle ; aucune nécessité ontologique ne se découvre, joignant Dieu à la créature. Seule s'affirme la nécessité psychologique de la sensation première : Si je sens, je suis.
        Mon existence ne sera donc qu'une existence psychologique. Elle ne surgit et ne s'avère, elle ne se continue et ne se retrouve que par la sensation, C'est la seule sensation actuelle, répétée, comparée, analysée, transformée, mais en tous ses états toujours sensation et toujours actuelle, qui non seulement détermine mon existence, mais qui littéralement la fait et la crée. Être odeur de rose, c'est être sa sensation ; et être sa sensation, c'est psychologiquement être créé par sa sensation.
        Ma sensation me crée. Mais si elle me crée, elle me tire du néant. L'ex nihilo n'est pas une condition moins nécessaire de la création condillacienne que de la création augustinienne ou cartésienne. Le néant, cependant, d'où ma sensation me tire, n'est pas le même que le néant d'où Adam fut tiré par Dieu. C'est un néant simplement psychologique. C'est l'état de non-sensibilité absolue qui a précédé la sensation première : « Combien de fois, dit Mably dans le même passage, n'avez-vous pas senti le besoin de quelque passion pour sortir d'une sorte de stupeur. » Cette stupeur d'où l'on sort est le néant sensualiste. Elle fait le fond de l'existence humaine ; ou plutôt elle est ce fond qui se découvre toujours antécédent et sous-jacent à l'existence, le fond dont parlait Mme du Deffand quand elle disait : « Je ne trouve en moi que le néant... Je suis donc forcée à chercher à m'en tirer ; je m'accroche où je peux. »
        Dès lors, en un certain sens, l'existence humaine apparaît bien encore au siècle comme une création continuée : en tant que reprise perpétuelle de l'existence par un être qui glisse à chaque instant au néant. Mais puisque ce néant est insensibilité pure, échapper au néant, ce sera éprouver des sensations. Plus elles seront vives, et plus l'être sentira actuellement son existence. Plus elles se multiplieront, et plus il sentira la durée de cette existence.
Il y a donc au XVIIIe siècle deux formes distinctes de temporalité interne. L'intensité de la sensation fonde l'instant ; la multiplicité des sensations fonde la durée.
        « Nous sommes faits pour penser, dit Crousaz ; et puisque la pensée est un acte qui se sent, il est encore manifeste que nous sommes nés pour vivre pénétrés de sentiments. Plus nos sentiments sont vifs, pourvu qu'ils ne soient pas douloureux, plus notre état est parfait et propre à remplir notre destination. » À cet état parfait l'homme atteint parfois dans le moment où sa capacité de sentir explose en une émotion d'une intensité suprême : « Il y a des moments de force, dit Vauvenargues, des moments d'élévation, de passion et d'enthousiasme, où l'âme peut se suffire, et dédaigner tout secours, ivre de sa propre grandeur. »
        C'est qu'en effet la grandeur de ce moment humain et l'ivresse qu'elle provoque tiennent au fait que, pour la première fois depuis le christianisme, l'homme sent soudain l'instant de son existence comme un instant affranchi de toute dépendance, libéré de toute durée, égal à ses possibilités, cause de soi-même. Moment de même nature que le moment divin où le Père engendre le Fils ; moment où l'âme peut se suffire, puisque en la plénitude de ce qu'elle éprouve, elle se trouve, elle s'aime et se reconnaît sans défaut. La sensation vécue est le sentiment de l'être. « On se suffit à soi-même, comme Dieu », dit Rousseau.
        Mais à l'opposé de ce moment de plénitude, ou à l'intérieur de ce moment, lorsque à la plénitude succède insensiblement une diminution générale des résonances sensibles, il est un état proche du néant, état de torpeur vague, qui est celui des rêveries indolentes, mais aussi des malaises indéfinissables, et qui, avant que Diderot et Rousseau en découvrent les charmes, inspire tant aux âmes sensibles qu'aux beaux esprits une répulsion mortelle : « Le besoin d'exister vivement, dit Le Roy, joint à l'affaiblissement continuel de nos sensations, nous cause une inquiétude machinale, des désirs vagues, excités par le souvenir importun d'un état précédent. Nous sommes donc forcés, pour être heureux, ou de changer continuellement d'objets ou d'outrer les sensations du même genre. De là vient une inconstance qui ne permet pas à nos vœux de s'arrêter, et une progression de désirs qui, toujours anéantis par la jouissance, mais irrités par le souvenir, s'élancent jusque dans l'infini. » Admirable portrait psychologique de l'âme moderne, où se retrouve, en quelque sorte laïcisée, la description classique de l'angoisse humaine chez les grands penseurs chrétiens, et où se montrent, indiqués déjà d'un trait sûr, presque tous les aspects de l'âme romantique.
        Et, en premier lieu, l'outrance. Car déjà l'homme du XVIIIe siècle cherche à accentuer à tout prix l'intensité du moment sensible ; soit par un renversement soudain de situation, qui fait passer l'âme sans transition d'un pôle à l'autre de la vie affective : et c'est l'instant pathétique, cher à l'abbé Prévost ; soit en procurant à l'âme des sensations inédites et cruelles : et c'est l'instant sadique. Mais le plus souvent l'être ne réussit à se soustraire à l'apathie qui le guette, qu'en variant continuellement ses sensations et ses idées.
        Déjà Bayle, au début du siècle, peut-être parce qu'il croyait que la création continuée impliquait celle à chaque moment (donné d'un être radicalement nouveau, avait donné l'exemple d'une pensée incessamment différente d'elle-même et incessamment absorbée par l'intérêt du moment présent : une pensée journalière, disait-il. Qui dit journalier, dit aussi journaliste. Celui qui, comme Bayle, aime à « se sentir prêt à toute heure de raisonner de nouvelle manière » est aussi prêt à toute heure de se passionner pour l'événement que l'heure apporte. À partir de Bayle (et de Fontenelle), la philosophie ne devient pas seulement anecdotique et discontinue ; elle devient versatile, picaresque, souple aux suggestions de l'idée, comme le roman de l'époque devient fertile en rencontres de personnages et en aventures. « Le mouvement naturel de notre âme est de se livrer à tout ce qui l'occupe » dit l'abbé du Bos ; et il précise : « La première manière de s'occuper est de se livrer aux impressions que les objets étrangers font sur nous. » Toute la littérature du siècle se livre à la variété des impressions successives : « Nous vivons pour ainsi dire, de surprise en surprise », dit Houdar De La Motte. « Quittons nos voluptés pour pouvoir les reprendre », recommande Voltaire. « On remédie à tout en variant ses modifications », constate Montesquieu.
        Si cette variété des instants successifs est tellement séduisante, c'est d'abord sans doute en raison de l'intensité avec laquelle chaque moment détaché vient à son tour apporter à l'être la révélation délicieuse de son existence actuelle : « Nous souhaiterions, dit Helvétius, par des impressions toujours nouvelles, être à chaque instant avertis de notre existence, parce que chacun de ces avertissements est un plaisir. » Et, considéré de ce point de vue, chaque moment nouveau peut devenir un commencement absolu, une naissance à la vie : « Ne pourrais-je pas dire que ma vie ne dure pas, dit Marivaux, qu'elle commence toujours ? » Mais, dans un autre sens, comme Locke l'a montré, c'est cette successivité qui fait la conscience de la durée. La promptitude avec laquelle les états sensibles se succèdent rend la vie plus riche, la durée plus longue, l'existence plus large. « Les sensibles ont plus d'existence que les autres », dit Duclos. « Vivre, c'est proprement jouir, dit Condillac, et la vie est plus longue pour qui sait davantage multiplier les objets de sa jouissance. » Plus exactement encore, Le Roy remarque : « Celui qui a le plus grand nombre de sensations et d'idées ; est celui qui a le plus vécu. »
        Mais pour vivre sa vie et pour posséder sa durée, il ne suffit pas de vivre et de posséder les moments successifs qui la constituent. Le morcellement atomique de l'existence continuée apparaît comme infiniment plus grave au XVIIIe siècle qu'au temps de l'authentique création continuée, puisqu'il n'est plus corrigé par la permanence divine, par l'ordre providentiel, ni par l'action surnaturelle de la grâce. La conscience humaine, disjointe et coupée de Dieu, ne va-t-elle pas se trouver toujours inexorablement liée à la seule sensation actuelle ; et le moment où la statue devient odeur de rose, ne sera-t-il pas un moment sans cesse recommencé mais jamais dépassé ?
        C'est la grandeur du XVIIIe siècle, au contraire, d'avoir conçu le moment premier de la conscience comme un moment générateur, et générateur non seulement d'autres moments ; mais d'un moi qui s'édifie au travers et au moyen de ces moments. L'être condillacien n'est pas qu'une suite de moments de conscience, c'est une conscience dont le progrès intime constitue une vie et une histoire. En chaque moment nouveau de conscience se distinguent non seulement la sensation nouvelle, qui est le noyau de ce moment, mais un ensemble de sensations déjà vécues dont les résonances s'y prolongent et l'entourent de leur nébuleuse. La grande découverte du XVIIIe siècle, c'est donc celle du phénomène de la mémoire. Par le souvenir l'homme échappe au momentané ; par le souvenir il échappe au néant qui se retrouve entre tous les moments de l'existence : « Sans la mémoire, dit Quesnay, l'être sensitif n'aurait que la sensation, ou l'idée de l'instant actuel... Toutes ses idées seraient dévorées par l'oubli, à mesure qu'elles naîtraient ; tous les instants de sa durée seraient des instants de naissance et des instants de mort. » Et Buffon : « La conscience de notre existence étant composée non seulement de nos sensations actuelles, mais même de la suite d'idées qu'a fait naître la comparaison de nos sensations et de nos existences passées, il est évident que plus on a d'idées, et plus on est sûr de son existence ; que plus on a d'esprit, plus on existe. »
        Exister, c'est donc être son présent, mais c'est aussi être son passé et ses souvenirs. Voici que Diderot sent son présent se gonfler et retentir de toutes les vibrations d'une mémoire gigantesque : « La mémoire immense et totale est un état d'unité complet. » Voici que Rousseau revit extatiquement son plus lointain passé : « Otez-lui la mémoire, il n'aura plus d'amour. » L'idée même, l'idée, cette conquête difficile de l'esprit sur la sensation, se transforme et devient autre chose que de la sensation desséchée et affaiblie. Il apparaît possible, non plus seulement de la décomposer en ses parties sensibles et d'en retrouver rétrospectivement la genèse, mais de la raviver et de lui rendre chaque fois sa vigueur initiale. Comme Saint-Preux renouvelle sa passion à la vue des rochers qui ont préservé la fraîcheur des larmes depuis longtemps écoulées, ainsi le philosophe moderne peut raviver sa sagesse au contact des images premières qui ont servi à lui en former l'idée : « Donne de la force à ta raison, dit Saint-Lambert ; retrace-toi souvent ces faits, ces événements sur lesquels sont fondées les maximes des Sages. Fais-toi des images vives du bonheur qui doit être la récompense du Sage, et des malheurs où tombe l'insensé, tu intéresseras ton cœur à être vertueux. Ne sépare point dans ta mémoire le précepte de l'exemple, que la vertu soit sans cesse présente à tes yeux ; qu'elle te paraisse si belle qu'il te soit impossible de ne pas l'aimer ; donne-lui un corps, saisis-la par tes sens. »
        Reprenant donc les méthodes par lesquelles la pensée dévote du siècle précédent cherchait dans le renouvellement continuel du cœur à établir une durée chrétienne, la pensée laïque du XVIIIe siècle conçoit et tâche de réaliser une durée philosophique, qui serait le renouvellement continuel d'une pensée d'abord sensible, et qui ne cesserait d'être sensible par la reprise du contact avec son origine et le passé. 
        Une durée basée sur la mémoire affective. 



Georges Poulet, Études sur le temps humain, I. La durée intérieure, « Agora Pocket », Plon, 2017, pp. 32-41






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