Jean-Pierre Richard, Etudes sur le romantisme, Musset (pdf)

Rodin, "le baiser" (1889)

J’aime, et je veux pâlir ; j’aime et je veux souffrir;
J’aime, et pour un baiser je donne mon génie;
J’aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie
Ruisseler une source impossible à tarir.
(Musset, La Nuit d'aout)
        Aujourd'hui Marcel relit avec plaisir l'étude psycho-sensible que Jean-Pierre Richard consacre à La Confession d'un enfant du siècle de Musset dans Etudes sur le romantisme (Seuil, 1970). S'attachant aux principales obsessions d'Octave, le texte explore les thèmes du pur et de l'impur, de l'appel du désir et de son épuisement, du masque et de l'authenticité. Spectre voué à l'inassouvissement de son immense besoin d'amour, Octave ressort de cette étude intuitive étonnamment rafraîchi. Sa quête sans espoir d'un être à qui s'adjoindre pour se compléter y gagne une dimension quasi-métaphysique, qui nous invite à reconsidérer avec quelque gravité l'amour-passion à l'autel duquel Musset a choisi de se sacrifier.


        NB : Jean-Pierre Richard (1922-2019) est une grande figure de la critique littéraire française. Il est considéré comme le maître de la critique thématique, critique non dogmatique, attentive à la pulsation du texte, il est associé à l'Ecole de Genève.


MUSSET 

        « Vivre, oui, sentir fortement, profondément qu'on existe, qu'on est homme, créé par Dieu, voilà le premier, le plus grand bienfait de l'amour. Il n'en faut pas douter, l'amour est un mystère inexplicable... » C'est cet inexplicable que ne cesse d'interroger l'œuvre de Musset. L'amour constitue bien ici une expérience axiale, cardinale : tout le reste ne se pense ou rêve que par rapport à lui, ne parvient même à se formuler qu'en son langage. Comme plus tard chez un Éluard la révélation charnelle commande tout le champ de la création poétique, et cela sans doute parce qu'elle met celui qui aime en possession d'une assurance d'ordre proprement métaphysique. Une telle certitude intéresse d'abord, chose évidente, le rapport de l'aimant avec l'aimée ; aimer, pour Musset, c'est être avec l'autre, ou à la limite être en lui, être lui, c'est coïncider quasi substantiellement avec son être même, et donc se placer dès le départ à l'abri du malheur de la distance ou de l'angoisse de solitude. Cette unité s'imagine comme première, et se traduit de la façon la plus simplement concrète : « Aimer, dit Desgenais à l'Octave de la Confession, c'est se donner corps et âme, ou, pour mieux dire, c'est faire un seul être de deux ; c'est se promener au soleil en plein vent, au milieu des blés et des prairies, avec un corps à quatre bras, à deux têtes et à deux cœurs. » Un tel sentiment de cohésion quasi physique caractérise d'ailleurs en même temps la relation tout aussi importante que le moi aimant entretient avec lui-même. Par la volupté il se sent en effet absolument réuni à soi, existentiellement homogène, sans aucune fissure intérieure, en parfait accord avec ce qu'il devine être sa vérité la plus profonde. Ainsi pour Octave l'absorption heureuse dans l'amour réalise à la fois une sorte d'autopossession immédiate, et le refus ou l'oubli de tout ce qui pourrait venir troubler un si merveilleux sentiment d'adéquation : « Je n'avais connu de la vie que l'amour, du monde que ma maîtresse, et n'en voulais savoir autre chose. Aussi étant devenu amoureux en sortant du collège, j'avais sincèrement cru que, c'était pour ma vie entière, et toute autre pensée avait disparu. » Si toute autre pensée d'ailleurs avait pu si facilement disparaître chez Octave, c'est que cette pensée-là suffisait à le mettre au contact spontané de l'essentiel. Car aimer de cette façon, si primitive, si naïvement exclusive, cela revenait à participer à la poussée même de la vie, à adhérer au grand mouvement cosmique et anonyme par lequel l'être se parle et se découvre lui-même à travers la volupté des êtres : « Amour ! ô principe du monde ! flamme précieuse que la nature entière, comme une vestale inquiète surveille incessamment dans le temple de Dieu ! foyer de tout, par qui tout existe ! » En aimant, la créature rejoint donc l'acte même de sa création ; l'extase sensuelle le remet au plus près d'une source ontologique. L'amour ne cesse ainsi de soutenir la vie individuelle comme une sorte d'en deçà tout aussi présent qu'inépuisable. Il est en même temps désir et foi, mouvement vers l'aimée et adhésion préalable, aveugle, à son essence. Il vise à combler un manque personnel, mais en faisant dès l'abord confiance à la plénitude de l'autre, et de l'être.
        On imagine dès lors tous les dommages que risque de provoquer en une telle structure d 'existence l'intervention d 'un doute, c'est-à-dire le constat d'une fêlure, voire d'une rupture intervenant dans le registre des trois continuités plus haut décrites : l'intersubjective, l'intime, la métaphysique. Or il semble bien que toute l‘aventure du sentiment doive s'interpréter chez Musset à partir d'une telle déchirure. Confession d'un enfant du siècle en rattache le trauma à un épisode très précis, qu'elle évoque avec la puissance minutieuse des fantasmes. Il s'agit, on s'en souvient, d'un repas, au cours duquel Octave, assis en face de sa maîtresse bien-aimée, n'a cessé d'être regardé par elle de la manière la plus souriante et la plus tendre. Voilà pourtant qu'il laisse tomber à terre une fourchette. « Je me baissais pour la ramasser, continue le texte de la Confession, et, ne la trouvant pas d 'abord, je soulevai la nappe pour voir où elle avait roulé. J'aperçus alors sous la table le pied de ma maîtresse qui était posé sur celui d'un jeune homme assis à côté d'elle ; leurs jambes étaient croisées et entrelacées, et ils les resserraient doucement de temps en temps. » Schisme brusquement découvert, et cela de par la géographie même de la scène, entre un dessus et un dessous, un manifesté et un caché, un avoué et un inavouable, — révélation en outre, à l'intérieur de ce dérobé lui-même, d'une jonction d'où l'on est bien sûr exclu, et qui s'affirme de la manière la plus scandaleusement vivante et sensuelle. Ailleurs, en une disposition un différente de la même scène — la nommerons-nous scène primitive ? — la trahison s'affiche, ou semble s'afficher, non plus dans ces jambes si voluptueusement entrecroisées, mais dans la présence surprise d'une seule tasse de thé que le soupçon attribue à deux buveurs amoureusement complices. Ici aussi le dévoilement du clandestin s'accompagne d'une évidence peut-être plus cruelle encore : non seulement cette femme m'a menti, mais elle l'a fait pour être avec un autre (une seule tasse), et pour être avec lui comme elle avait été avec moi, comme je croyais qu'elle pouvait n'être qu'avec moi. C'est ce que dit bien l'ambiguïté du verbe tromper : on trompe quelqu'un, mais on le trompe aussi avec quelqu'un.
        A partir de là vont s'ouvrir deux séries assez distinctes de conséquences. La première intéressera le sentiment désormais perdu d'une tenue intime, disons, en termes de psychologie, d'une sincérité de l'autre. Le soupçon frappera en lui toute apparence, qu'il accusera, et de façon bientôt maniaque, obsessionnelle, de n'être qu'apparence. Dans l'espace même du désir, de ce vide autrefois comblé par le désir de l'autre, un hiatus se creuse qui sépare la façade, toujours suspectée de fausseté, et l'en-deçà de la façade, inconnaissable, insaisissable, fondamentalement changeant et élusif. Cette inadéquation de l'être et du paraître proscrit l'échange transparent, l'union, à plus forte raison la coïncidence. Elle transforme l'amour en une relation en porte-à-faux : dialogue, bientôt combat entre deux individus masqués, condamnés tous deux dissimuler pour se prémunir des mensonges supposés de l'autre : « Votre visage est-il de plâtre, gémit ainsi la trop tendre Brigitte, pour qu'il soit si difficile d'y voir ce qui passe dans votre cœur ? » C'est que tout sentiment désormais se cache, se déguise : « Eh ! quel homme ici-bas n'a son déguisement ? Le froc du pèlerin, la visière du casque sont autant de cachots pour voir sans être vu... » Le jeu du désir emprunte tout naturellement alors les voies du théâtre : ne nous étonnons pas que ce soit justement sur une scène que Musset ait pu situer ses créatures les plus convaincantes ; la structure de la comédie — parfois de la comédie dans la comédie — gouvernant ici tout à la fois un thème fondamental d'existence et l'exercice d'une forme d'art. Ajoutons que, puisque tout tournait autour de la révélation amoureuse, l'ébranlement de celle-ci entraîne une perte très générale de la « foi », entendons de la confiance en l'être même : « Je n'avais vécu que par cette femme ; douter d'elle, c'était douter de tout ; la maudire, tout renier ; la perdre tout détruire. » D'où l'ennui, le dégoût d'exister, ce « mal du siècle » en somme que veut étudier la Confession. La fêlure d'un espace élu comme primordial provoque ainsi un ébranlement des fondations mêmes de la vie.
        Intérieurement privé de son unité, l'autre aimé perd aussi du fait de son mensonge, et c'est peut-être encore plus grave, son privilège extérieur d'unicité : ce qui le faisait être pour moi le seul partenaire possible, le corrélat prédestiné de mon désir, le site, l’« autel » même, dirait Musset, de la révélation amoureuse. Par sa trahison ma maîtresse me dépouille de la distinction quasi mystique dont elle m'avait jusque-là investi, elle me rejette en une série, parmi tous les hommes qu'elle a aimés avant moi, ou qu'elle aimera après moi. L'un des caractères les plus tragiques du temps, c'est bien en effet de relativiser l'amour. A quoi bon souffrir d'être maintenant trompé, suggère Desgenais à son ami Octave ? « ... Moi je vous dis, puisqu'elle a eu d'autres hommes que vous, qu'importe que ce soit hier ou il y a deux ans ? Puisqu'elle aura d'autres hommes, qu'importe que ce soit demain ou dans deux autres années ? Puisqu'elle ne doit vous aimer qu'un temps, et puisqu'elle vous aime, qu'importe donc que ce soit pendant deux ans ou pendant une nuit ? » Le « qu'importe » : voilà bien l'un des termes clefs de la rhétorique de Musset : il dit un mélange tout particulier de résignation, de provocation et d'amertume « Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse ! » Cela revient à isoler, pour mieux la préserver l'activité transcendante du désir, et à sacrifier, comme privés de dignité ou d'être, les instruments — les créatures vivantes — à travers lesquelles seules le moi a pourtant quelques chances de participer à ce désir. De la femme unique on passe alors aux femmes, ou plus exactement à la femme plurielle, avec ce résultat que l'amour dépersonnalise, s'automatise, qu'il va toujours davantage dans le sens d'un ravalement, d'une monotonie solipsiste, et, finalement, d'un désespoir.
        Rien en effet de plus intimement ébranlant qu'une telle expérience : elle scinde le moi de l'amoureux tout aussi profondément qu'elle divisait le statut affectif de l'autre. Trahi, celui qui aime se découvre désirant de deux façons qui lui apparaissent bientôt incompatibles. « Il m'était arrivé, dit Octave, un des plus grands bonheurs, et peut-être des plus rares, celui de donner à l'amour ma virginité. Mais il en résultait que toute idée de plaisir des sens s'unissait en moi à une idée d'amour ; c'était là ce qui me perdait... » Comprenons bien que cette distinction de l'amour et du plaisir intervient ici de manière secondaire, comme un résultat justement du schisme existentiel provoqué par la découverte du mensonge. Autrefois vécue en une perspective unique, la joie érotique se brise ici, se coupe en deux modes ennemis. La voici placée dans le dilemme tout nouveau du pur et de l'impur. D'un côté c'est l'extase d'un sentiment calme (« Quand les sens apaisés sont morts pour le désir... »), d'une union d'âme à âme, d'une rêverie romanesque, d'une communion frigide et transparente : « Quand l'amie, en prenant la place de l'amante, Laisse son bien-aimé regarder dans son cœur, Comme une fraîche source, où l'onde est confiante Laisse sa pureté trahir sa profondeur. » De l'autre côté s'ouvre le monde de la sensation littérale et frénétique, de la pure technique sensuelle, bref de
G. Boldini, "scène de fête" 1889

cet entraînement fatal et quasi mécanique que Musset nomme la débauche. Ne croyons pas d'ailleurs que son thème premier soit celui de la corporéité : le corps demeure fondamentalement bénéfique pour Musset, c'est en lui que réside toujours l'authentique spontanéité de l'être. Non, l'index significatif de la débauche, ce sera au contraire le motif honni de l'artifice, de l'excitation intellectuelle, du caprice, — toutes formes d'une action venant s’imposer à la naïveté charnelle : état où « rien n'est réglé sur les besoins du corps, mais sur les fantaisies de l'esprit, et oùl'un doit toujours être prêt à obéir à l'autre ». Imputons à cet intellectualisme vicieux, ou plutôt à son mode euphorique et euphémique, le brio, l’« esprit », la « fantaisie » du héros débauché de Musset, et de Musset lui-même dans la mesure où s'avoue semblable à son héros.
        Cette violence initiale de l'esprit autorise les pires dévoiements. L'acte d'union devient convulsion douloureuse, crispation presque maladive de l'être sur lui-même (« Je me souviens, encore de ces spasmes terribles, De ces baisers muets, de ces muscles ardents, De cet être absorbé, blême, et serrant les dents... ») ; à la limite il se distingue mal d'une aliénation (« Son corps était l'hôtellerie Où vivaient attablés ces pâles voyageurs »). La débauche se rêve ainsi comme une sorte d'enfer ou de désert de l'être. « Point d'amour ! Et partout le spectre de l'amour ! » Ce thème du spectral, si important chez Musset — lié chez lui à des contenus sensibles tels que le blême, le pâle, le noir, l'en-deuil ; doté en outre de toute une série de connotations humorales, comme le stérile, l'impuissant, l'épuisé, — il traduit ici, à l'inverse du sentiment originel de plénitude, un cauchemar d'irréalisation ; il résume en lui l'universelle et désespérante intuition d'une sorte de présence creuse. Car l'amour « pur », une fois infecté par le soupçon, une fois contesté selon les critères d'une prétendue « réalité » — celle qu'apportent au débauché sa « connaissance du fond des choses » et la pratique de ce que Musset nomme admirablement ses « tâtements profonds et impies » ne peut apparaître que comme illusion ou mystification : fantôme. Mais la réalité que nous font posséder ces mêmes « tâtements » nous semblera bien vite décevante, tristement démunie de poids et de substance, fantomatique en somme elle aussi, si nous la mettons à l'épreuve de l'exigence autrefois promue et soutenue par la passion. Non seulement se creuse ainsi en chacun de nous un hiatus entre le tropisme du pur et celui de l'impur, mais chacune de ces deux tendances se trouve dès l'abord frappée d'inanité par le voisinage, le rappel ou la nostalgie, bref par l'irrésistible et incessante contamination de l'autre. Scindée en deux, mais attaquée en outre à chaque instant dans la solidité d’un double parti, et donc déconcertée, presque néantisée (sans en être pour cela libérée) : telle nous apparaît à peu près cette conscience amoureuse qui se cherche et se parle tout au long de l'œuvre de Musset.
        Ce thème central du dédoublement, on le verra se moduler çà et là selon des figures fort diverses. Il pourra affecter la forme d'une division entre deux grands registres antinomiques : « Choisis de ton âme ou de ton corps, se dit Octave à lui-même : il te faut tuer l'un des deux... Fais de toi un cadavre si tu ne veux être ton propre spectre. » Cette opposition de l'âme et du corps prend, en un autre contexte, l'aspect d'une lutte du corps et de l'esprit, le corps changeant alors de camp, passant du côté de l'authentique, et l'esprit se présentant comme la puissance rongeuse et destructrice : « Ah ! pourquoi mon esprit va-t-il toujours devant Lorsque mon corps agit ? Pourquoi dans ma poitrine Ai-je un ver travailleur, qui toujours creuse et mine, Si bien que sous mes pieds tout manque en arrivant ? » Dans tous les cas un jugement d'ordre moral sous-tend le constat de division. S'il y a deux hommes en moi, il est naturel que l'un soit posé comme tout bon, l'autre comme tout mauvais : « Comment donner un nom à une chose sans nom ? », s'écrie Octave, en proie au vertige de son ambiguïté. « Étais-je bon, ou étais-je méchant ? étais-je défiant ou étais-je fou ? » Et la douce Brigitte reprend le même thème, en l'enrichissant du constat de l'indissoluble union des deux contraires : « S'il y a en vous deux hommes si différents, ne pourriez-vous, quand le mauvais se lève, vous contenter d'oublier le bon ? »
        Cette dualité atteint pourtant à son aspect le plus intéressant lorsqu'elle affecte non plus des éléments isolables, ou réciproquement opposables de la personnalité, mais son ensemble, sa présence globale qu'elle semble avoir alors pouvoir de détacher psychiquement, parfois même objectivement, en bloc, de ce qu’elle est. Se sentir coupé de soi, se regarder parler ou agir du dehors, comme on le ferait pour un étranger : c'est I’une des originalités de la vie de la conscience chez Musset. Un tel pouvoir de distancement le rapproche de celui que Sartre nommait l'homme sans immédiateté : Baudelaire. Il est facilité par la structure particulière du temps ici vécu — présent, passé, futur tendant à se couper brutalement les uns des autres, et finalement à s’ignorer « Je suis si bien guéri de cette maladie », dit par exemple le poète de la Nuit d'octobre, « Que j'en doute parfois lorsque j'y veux songer ; Et quand je pense aux lieux où j'ai risqué ma vie J'y crois voir à ma place un visage étranger. » Ce visage étranger, Georges Poulet a montré, en une belle analyse, que c'était celui même du souvenir chez Musset : la mémoire me laissant toujours ici à côté, à l'écart de ce passé qu'elle me restitue justement comme passé. Mais l'expression la plus actuelle peut aussi se trouver brusquement frappée d'altérité : ainsi d'Octave, écoutant soudain, du dehors, le bruit de son propre discours: « Je tressaillis à ces paroles, comme si c'eût été un autre que moi qui les eût prononcées. » Et cet autre bientôt se concrétise, se visualise, se dresse en pied et en cap devant la conscience hallucinée. Ce peut être sous la forme d'un reflet surpris dans un miroir, ains Frank, dans La Coupe et les Lèvres, s'apercevant lui-même, au cours d'une orgie, dans l'embrassement d'une femme, « ou du moins la forme d'une femme », et « se tordant en vain sous le spectre sans âme ». Ou bien l'image se matérialise, s'emplit et le reflet, toujours inerte et torturé devient flatue : « Elle s'assit en souriant sur mon lit, et je m'y étendis à ses côtés comme ma propre statue sur mon tombeau. » Toute la Nuit de décembre, sans doute le plus beau poème de Musset, se fonde sur ce thème de la visitation du double, « morne et pâle visage, Sombre portrait vêtu de noir », thème dont on sait qu'il correspondit chez lui à des expériences (ainsi la célèbre scène d'autoscopie à Fontainebleau) très concrètement, et même pathologiquement vécues.
        Il serait facile de montrer que le double, étalé dans l'espace, promu en principe de création et de gémination des personnages, commande tout le théâtre de Musset, qu'il affecte les héros hommes, ou femmes, et quelquefois les deux en même temps. Ces comédies seraient alors des sortes de psychodrames, où Musset se soulagerait de sa hantise en lui accordant le droit de s'objectiver, peut-être de se sublimer dans le ton de la légèreté et sous la forme du dialogue. Car il est certain que cette obsession de dédoublement relèverait d'une psychanalyse. Le double, on le sait, n'est jamais innocent, ni neutre. Il est plus que probable que le moi projette, puis évoque et châtie en lui un ensemble d’images censurées. N’est-il pas significatif de le voir si souvent apparaître comme un écho négatif et destructeur de la joie amoureuse ? La nature du double d'ailleurs, mélancolique, mortuaire, inerte, visiblement dévirilisée, semble bien traduire un VŒU secret d'autopunition : une punition dont il serait à la fois l'image, névrotique, et l'instrument, obsessionnel. Peut-être même, restituée en cette perspective, la scission dont parle, à partir de laquelle parle toute cette œuvre devrait-elle s'interpréter dans les termes d'une angoisse de castration (castration infligée, du fait de sa seule trahison, de son seul retrait, par la première amante-mère). Mais notre commentaire ne saurait, faute de place, s'engager en de tels chemins. Il se contentera, une fois distinguées les deux faces du double, ou les deux aspects du moi affectivement dédoublé, de se demander comment ces deux côtés coexistent, selon quelles figures préférées ils se lient l'un à l'autre.
        La plus fréquente de ces figures, la plus frappante aussi, et, pour le héros, la plus désespérante, c'est l'alternance. Pur et impur, confiance et soupçon, passion et débauche se lient en phases successives, chaque tentation l'emportant tour à tour sur sa rivale, mais sans que cette supériorité comporte jamais rien de décisif, ni de définitif. Cette instabilité de l'affectif se trouve favorisée par la discontinuité, déjà notée, des divers moments du temps. Si la responsabilité se définit par le Vœu, ou l'assomption, d'une permanence personnelle, l'homme de Musset est bien la plus irresponsable des créatures. Il oscille sans cesse sur lui-même, passe brusquement d'un parti au parti opposé. Ainsi Octave : « Une demi-heure s'était à peine passée et j'avais changé trois fois de sentiment... » Hésitation, atermoiement, volte-face imprévue : c'est la loi de cet univers déboussolé. Il lui arrive de prendre pour index les avatars d'un objet érotiquement élu : une chevelure féminine par exemple. Ainsi la première maîtresse d'Octave qu'il vient d'abandonner dans le désespoir de leur rupture, « noyée de douleur et étendue sur le carreau », avec ses « cheveux épars sur les épaules », est retrouvée par lui quelques instants plus tard en un maintien bien différent : surprise à sa toilette, en train de se préparer pour le bal, elle offre aux yeux de l'amant stupéfait le spectacle d’une « nuque, lisse et parfumée, où ses cheveux étaient noués, et sur laquelle étincelait un peigne de diamant... Il y avait dans cette crinière retroussée je ne sais quoi d'impudemment beau qui semblait me railler du désordre où je l'avais vue un instant auparavant ». Le caractère ordonné, recentré, d'une coquetterie tout à la fois provocante et contrôlée, qui est maintenant celui de cette chevelure apparaît ainsi comme un désaveu apporté par la chair même à la phase amoureuse précédente, définie, elle, par l'abandon, la défection, l'éparpillement tendre. A cette dénégation scandaleuse de l'identité, une seule réponse alors possible, la violence : « J'avançai tout d'un coup et frappai cette nuque d'un revers de mon poing fermé. »
        Il peut arriver cependant que le héros de Musset n'accepte pas la fatalité de l'alternance, avec l'épuisement qu'entraîne en lui sa suite d'aveux et de désaveux, d'engagements et de rétractations — et qu’il tente de faire triompher un peu fixement en lui l’un des deux « hommes » qui l’occupent : soit que, violemment enfoncé dans son entreprise de démystification sentimentale et d'athéisme érotique, il veuille oblitérer en lui tous les souvenirs de l'autre amour ; soit que, tentation plus fréquente et plus pathétique, il tâche de vivre en toute spontanéité son aventure passionnelle en effaçant en lui les images, — les souillures, les taches, dit Musset de son passé de débauché. Mais des deux côtés l'entreprise est difficile, presque désespérée ; toute l'œuvre de Musset, sauf le théâtre (ou du moins une portion de celui-ci) qu'un parti optimiste situe encore ici à part, semble bien en prouver l'impossibilité. Car la débauche reste toujours hantée par le besoin de la transparence et de l'échange. Inversement la pure passion demeure contaminée, et cela dans son exercice charnel même, par les traces indélébiles de l'érotisme libertin. « Quoique je ne fusse plus un débauché, dit Octave amoureux de Brigitte, il m'arriva tout à coup que mon corps se souvint de l'avoir été... »
        Que faire alors contre cette obscure mémoire corporelle ? Peut-être reprendre et réutiliser, cette fois à son profit, les pouvoirs dissociants du jeu. Puisque l'être, quoi qu'il fasse, reste double, et d'une dualité, notons-le bien, qui, lorsqu'elle s'exerce en ce domaine, réclame comme sa conséquence un dédoublement symétrique du partenaire (d'où toute une possibilité de non-rencontres, de malentendus tragiques) — l'un des deux côtés, une fois posé comme authentique, pourra consentir à laisser l'autre s'exprimer à côté, ou au-dessus de lui, mais désormais sur le mode du non- assumé, du distancé : sous l'aspect d'une comédie où l'être n'engagerait plus que sa surface. L'un des deux comportements devient ainsi le rôle joué par l'autre. Par exemple dans Il ne faut jurer de rien le libertin Valentin emprunte, pour séduire l'innocente Cécile, le langage du romanesque le plus pur. Inversement la sincère Brigitte, dans la Confession, joue à la courtisane pour satisfaire le désir à demi perverti de son amant. De façon un peu analogue Lorenzaccio prend le masque de la débauche pour mieux approcher le tyran qu'il veut, par pureté, tuer. Mais tous ces essais s'achèvent en catastrophe. Heureuse celle-ci, quand Valentin finit par tomber véritablement amoureux de Cécile. Tragique dans le cas des deux autres personnages. Car la fascination névrotique du paraître, l'emprise de l'immédiateté perçue ou exprimée, qui sont, nous le savons, celles mêmes de Musset, font que le jeu n'est très vite plus ressenti comme tel par celui, acteur ou spectateur, qui en a été l'initiateur. A voir Brigitte agir en courtisane Octave la croit, la juge courtisane ; et lui reproche alors amèrement d'être celle dont elle avait voulu lui donner la comédie : « Cesse, lui disais-je, tu ressembles trop bien à ce que tu veux imiter et à ce que ma bouche est assez vile pour oser rappeler devant toi... » Brigitte souffre d'ailleurs elle-même d'une similitude qui finit par la salir, et par éveiller en elle un obscur sentiment de jalousie : « Et les autres, ces misérables, qu'ont-elles donc fait pour empoisonner ta jeunesse ? Les plaisirs qu'elles t'ont rendus étaient donc bien vifs et bien terribles puisque tu me demandes de leur ressembler ! C'est là le plus cruel. » Quant à Lorenzaccio, on sait que le masque d'abord seulement posé sur sa peau finit par s'identifier à sa chair même : l'impur, tactiquement mimé, envahit, domine en lui, puis étouffe presque la pureté dont il s'était voulu l'outil. La force de Lorenzaccio tient sans doute à ce que cette dialectique du pur et de l'impur, du masque et de l'être, centrale chez Musset, y recouvre aussi l’une des questions les plus importantes posées par toute entreprise politique : le rapport de la fin et des moyens. En dessous de cette double problématique se prononce pourtant peut-être quelque chose de plus essentiel encore : la puissance directement évocatrice du geste ou du langage, la qualité créante de l'agi, du-dit. « Après avoir dit à Brigitte que je doutais de sa conduite passée, j'en doutai véritablement ; et dès que j'en doutai, je n'y crus pas. » La nomination provoque ainsi le nommé à l'existence ; du mot à l'être il n'est plus d'intervalle. Musset et ses héros ne cessent de parler, voire de bavarder, et de se prendre eux-mêmes au piège, ou si I’on préfère à la lettre de leur discours. Envoûtement par le fait même d'exprimer : n'est-ce pas là le dangereux privilège de cette activité qui prétend transformer le mensonge en vérité pour nous, lecteurs happés par la fiction, mais aussi pour celui, l'auteur, qui en est le support et l'origine : la littérature ?
        Or il existe dans le corps, dans ce corps si voluptueusement interrogé, un lieu qui semble résumer en lui toute la dualité trouble du désir et de la parole : ce sont les lèvres, si souvent ici célébrées. Si Musset les élit, de préférence à tout autre lieu charnel, c'est bien d'abord parce qu'elles recueillent en elles, sous forme de dessèchement, ou de brûlure, l'exigence sensuelle la plus vraie : « Mon sein est inquiet, dit ainsi la Muse de la Nuit de mai ; la volupté l'oppresse et les vents altiers m'ont mis la lèvre en feu. » Cette même lèvre figure ensuite l'espace euphémisé de la jonction : c'est l'acte du baiser, souvent chanté par Musset, extase assouvissante et abreuvante de deux vitalités mariées : « O baiser ! mystérieux breuvage que les lèvres se versent comme des coupes altérées... » Notons qu'au niveau du corps total, le baiser possède un équivalent pudique, c'est la danse, et plus spécialement la danse tourbillonnée, la valse, qui réalise, mais cette fois dans le mouvement — et plus spécialement dans le mouvement de la torsion qui semble si cher à l'érotique de Musset — un même type de jonction absorbante entre deux êtres désirants et emportés. Mais le baiser n'a pas seulement une fonction mariante, il possède aussi une valeur de révélation, puisqu'il nous met en rapport, en nous, avec notre part la plus profonde et la moins aliénée : « Je croyais, dit
F. Hayez, "le baiser", 1859

Brigitte, que je n'avais qu'à vouloir, et que tout ce qu'il y avait de bon dans ton coeur allait te venir sur les lèvres à mon premier baiser. Tu le croyais toi-même, et nous nous sommes trompés tous deux... » Et s'ils se sont trompés, c'est que ces mêmes lèvres constituent encore le lieu de naissance du langage, donc d'une possibilité permanente de jeu et de mensonge. Affleurement de l'authentique, bourgeonnement de l’inauthentique se trouvent ainsi oniriquement fixés sur le même site corporel. Entre la coupe et les lèvres, l'obstacle essentiel, celui qui tout à la fois propose et empêche la jonction, c'est peut-être le statut équivoque des lèvres elles-mêmes, statut symbolique de ce doute qui traverse, pour lui donner unité et sens, toute l'aventure de Musset.
        Mais n'est-il vraiment aucun moyen de lever ce doute, de rompre l'équivoque, d'atteindre par-delà tant d'égarements ou de faux-semblants à une sincérité du moi, à une sécurité de l'être ? Un tel appel à l'indubitable, c'est ce que ne cesse de prononcer, et cela de la façon la plus têtue, la plus monotone même par-delà les rides superficielles de la fantaisie, toute la création lyrique de Musset. Elle vise à toucher, puis à émouvoir par l'exercice même du langage une sorte de point ultime d'où découle enfin la vérité. Cette instance initiale et finale, Musset la nomme le plus souvent le cœur. Il la conçoit comme une sorte de moi profond et presque inconscient, comme un moi autre que le moi (« De ton cœur ou de toi lequel est le poète ? ») C'est lui qu'il faut frapper pour en faire surgir le génie : « C'est là qu'est le rocher du désert de la vie D'où les flots d'harmonie, Quand Moïse viendra jailliront quelque jour. » Mais comment provoquer un tel jaillissement, une telle ouverture débordante du profond, sinon par une effraction douloureuse, une sorte de viol existentiel ? Ce descellement, tout à la fois libérateur et fondateur, de la personne, Musset l'appelle la souffrance. Souffrir c'est sentir se rompre en soi toutes les écorces de la défiance ou du mensonge, pour accéder à un foyer que l'on croyait perdu. Il en résulte une curieuse mythologie des larmes : preuve et monnaie tout humorales de la grande commotion du fondement. La dureté du cœur souffrant se fond, s'écoule, s'exprime en larmes, qui manifestent en même temps la puissance du génie et la capacité d'aimer. Et certes les larmes mêmes n'échappent pas tout à fait au rongement de la méfiance (« Et si je doute des larmes, C'est que je t'ai vu pleurer »), mais elles nous placent pourtant très près — au plus près qu’il soit possible — de l’indubitable. D’où le paradoxe seulement apparent du vœu qui lie en fin de compte le souhait d’amour au choix d’une authenticité éternellement souffrante et pleurante. C’est peut-être le dernier mot de Musset : « J’aime et je veux sentir sur ma joue amaigrie Ruisseler une source impossible à tarir. »


Jean-Pierre Richard, "Musset" in Etudes sur le romantisme, Seuil, Coll "Points essais", 1970, pp. 213-226 

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