Starobinski, le style de l'autobiographie

Starobinski, l'air attentif et un peu narquois 

« Une interprétation — à la condition qu'elle touche juste, à la condition qu'elle se fasse écouter — fait tourner merveilleusement la roue du destin, pour peu que le désir y prête aussi la main » (Starobinski, La Relation critique, p. 202)

        Dans le cadre de l'écriture de soi, Marcel relit aujourd'hui les pages que Starobinski le bien aimé consacre au style de l'autobiographie dans La Relation critique (1970). L'auteur s'interroge sur la manière dont le je de l'autobiographe s'envisage dans la langue (Starobinski y faisait un point qu'on espérait définitif sur la conception erronée du style comme "forme ajoutée à un fond" qui lui préexisterait) et médite sur les rapports qu'entretiennent les narrations autobiographique et historique, dans l'expression de leur rapport au temps. Il faudra qu'un jour Marcel numérise la fin de ce chapitre consacré à l'interprétation qui montre « le lien nécessaire entre l'interprétation de l'objet et l'interprétation de soi — entre le discours sur les textes et le fondement même de notre discours. » En attendant, voici les pages consacrées au style de l'autobiographie.

 



LE STYLE DE L'AUTOBIOGRAPHIE

        I. La biographie d'une personne faite par elle-même : cette définition de l'autobiographie détermine le caractère propre de la tâche et fixe ainsi les conditions générales (ou génériques) de l'écriture autobiographique. Il ne s'agit pas ici, à proprement parler, d'un genre littéraire ; réduites à l'essentiel, ces conditions exigent d'abord l'identité du narrateur et du héros de la narration ; elles exigent ensuite qu'il y ait précisément narration et non pas description. La biographie n'est pas un portrait ; ou, si l'on peut la tenir pour un portrait, elle y introduit la durée et le mouvement. Le récit doit couvrir une suite temporelle suffisante pour qu'apparaisse le tracé d'une vie. Ces conditions une fois posées, l'autobiographe apparaît libre de limiter son récit à une page, ou de l'étendre sur plusieurs volumes ; il est libre de « contaminer » le récit de sa vie par celui d'événements dont il a été le témoin distant : l'autobiographe se doublera alors d'un mémorialiste (c'est le cas de Chateaubriand) ; il est libre aussi de dater avec précision les divers moments de sa rédaction, et de faire retour sur lui-même à l'heure où il écrit : le journal intime vient alors contaminer l'autobiographie, et l'autobiographe deviendra par instants un « diariste» (c'est encore le cas de Chateaubriand). On le voit, les conditions de l'autobiographie ne fournissent qu'un cadre assez large, à l'intérieur duquel pourront s'exercer et se manifester une grande variété de styles particuliers. Il faut donc éviter de parler d'un style ou même d'une forme liés à l'autobiographie, car il n'y va pas, en ce cas, de style ou de forme obligés. Ici, plus que partout ailleurs, le style sera le fait de l'individu. Il convient d’insister néanmoins sur le fait que le style ne s'affirmera que sous la dépendance des conditions que nous venons de mentionner : il pourra se définir comme la façon propre dont chaque autobiographe satisfait aux conditions générales — conditions d'ordre éthique et « relationnel », lesquelles ne requièrent que la narration véridique d'une vie, en laissant à l'écrivain le soin d'en régler la modalité particulière, le ton, le rythme, l'étendue, etc. Dans ce récit où le narrateur prend pour thème son propre passé, la marque individuelle du style revêt une importance particulière, puisque à l'autoréférence explicite de la narration elle-même, le style ajoute la valeur autoréférentielle implicite d'un mode singulier d'élocution.

        II. Le style est lié au présent de l'acte d'écrire : il résulte de la marge de liberté offerte par la langue et par la convention littéraire, et de l'emploi qu'en fait le scripteur. La valeur autoréférentielle du style renvoie donc au moment de l'écriture, au « moi » actuel. Cette autoréférence actuelle peut ainsi apparaître comme un obstacle à la saisie fidèle et à la reproduction exacte des événements révolus. Qu'il s'agisse de Rousseau ou de Chateaubriand, les critiques ont souvent considéré — indépendamment de la matérialité des faits évoqués — que la perfection du style rendait suspect le contenu du récit, et faisait écran entre la vérité du passé et le présent de la situation narrative. Toute originalité de style implique une redondance qui paraît perturber le message lui-même... Au vrai, le passé ne peut jamais être évoqué qu'à partir d'un présent : la « vérité » des jours révolus n'est telle que pour la conscience qui, accueillant aujourd'hui leur image, ne peut éviter de leur imposer sa forme, son style. Toute autobiographie — se limitât-elle à une pure narration — est une auto-interprétation. Le style est ici l'indice de la relation entre le scripteur et son propre passé, en même temps qu'il révèle le projet, orienté vers le futur, d'une manière spécifique de se révéler à autrui,

        III. Le malentendu que nous venons d'évoquer résulte, pour une large part, de l’idée que l'on se fait de la nature et des fonctions du style. Selon la représentation qui voit dans le style une « forme » ajoutée à un « fond » il est en effet loisible de jeter la suspicion sur les qualités de style d'une autobiographie. « Trop beau pour être vrai » devient le principe d'une défiance systématique. A quoi s'ajoute, lié à l'expérience commune de l'usage de la parole, le sentiment du risque permanent d'un glissement dans la fiction. Non seulement l'autobiographe peut mentir, mais la « forme autobiographique » peut revêtir l'invention romanesque la plus libre : les « pseudo-mémoires », les récits « pseudo-autobiographiques » exploitent la possibilité de narrer à la première personne une histoire purement imaginaire. Le je du récit n'est alors assumé « existentiellement » par personne ; c'est un je sans référent, qui ne renvoie qu'à une image inventée. Pourtant le je du texte fictif est indiscernable du je de la narration autobiographique « sincère ». On en conclut aisément que, sous l'aspect de l'autobiographie ou de la confession, et malgré le vœu de sincérité, le « contenu » de la narration peut fuir, se perdre dans la fiction, sans que rien n'arrête ce passage d'un plan à l'autre, sans qu'aucun indice non plus ne le révèle à coup sûr. La qualité originale du style, en accentuant l'importance du présent de l'acte d'écrire, semble favoriser l'arbitraire de la narration plutôt que la fidélité de la réminiscence. Plus encore qu'un obstacle ou un écran, c'est un principe de déformation et de falsification.
        Mais si l'on se détourne de la conception du style comme « forme » (ou vêtement, ou ornement) ajoutée à un « fond pour considérer la définition du style comme écart, l'originalité du style autobiographique, loin d'être suspecte, nous offrira un système d'indices révélateurs, de traits symptomatiques. La redondance du style est individualisante : elle singularise. La notion d'écart stylistique n'a-t-elle pas été élaborée en vue d'une approche de la singularité psychique des écrivains ? Ainsi se retrouve l'affirmation célèbre de Buffon (dans une acception un peu déformée), et le style de l'autobiographie apparaîtra comme le porteur d'une véracité au moins actuelle. Si douteux que soient les faits relatés, l'écriture du moins livrera une image « authentique » de la personnalité de celui qui « tient la plume ».
        Cela nous conduit à des remarques concernant de façon plus générale les implications de la théorie du style. Le style comme « forme ajoutée à un fond » sera jugé surtout en fonction de son inévitable infidélité à une réalité passée : le « fond » est tenu pour antérieur à la « forme », et l'histoire révolue, thème de la narration, occupera nécessairement cette position d'antériorité. Le style comme écart, en revanche, apparaît surtout dans une relation de fidélité à une réalité présente. Dans ce cas, la notion même de style obéit secrètement à un système de métaphores organiques, selon lesquelles l'expression procède de l’expérience, sans discontinuité aucune, comme la fleur résulte de la poussée de la sève et du jet de la tige tout à l'opposé, la représentation de la « forme ajoutée au fond » implique — dès sa formulation la discontinuité, le contraire même de la croissance organique c'est-à-dire l'opération mécanique l'intervention instrumentale appliquées à un matériau d'autre nature. C'est l'image du stylet, de pointe acérée, qui tend alors à prévaloir sur celle la main conduite par l'animation intérieure de la personne. (Sans doute faut-il concevoir une idée du style qui envisage tout ensemble le stylet et la main, — la conduite du stylet par la main.)

        IV. Dans l'étude qu'il consacre aux « Relations de temps dans le verbe français », Emile Benveniste distingue l'énonciation historique, « récit des événements passés», et le discours, «énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d'influencer l'autre en quelque manière. Tandis que le récit des faits révolus, dans l'énonciation historique, recourt au passé simple comme à sa « forme typique » (que Benveniste désigne sous le nom d'aoriste) , le discours, en français contemporain, évite ce temps et fait usage du passé composé. Un coup d'œil sur des autobiographies récentes (Michel Leiris, Jean-Paul Sartre) nous montre toutefois que les caractères du discours (énonciation liée à un locuteur qui écrit je) coexistent avec ceux de l'histoire (emploi de l’aoriste). S'agirait-il ici d'un archaïsme ? Ou bien n’aurions-nous pas affaire, dans l'autobiographie, à une entité mixte, que nous pourrions dénommer discours-histoire ? C'est assurément l'hypothèse qui paraît devoir être examinée, La forme traditionnelle de l’autobiographie tient le milieu entre deux : le récit à la troisième personne et le pur monologue. Nous connaissons bien le récit à la troisième personne : ce sont les Commentaires de César ou la seconde partie des Mémoires de La Rochefoucauld, narration qui ne se distingue pas de l'histoire pour sa forme ; il faut savoir, par une information extérieure, que le narrateur et le héros du récit ne font qu'une seule et même personne. Un tel projet correspond généralement à l'intention de retracer une série de grands événements, où le rédacteur se met en scène comme l'un des acteurs principaux. L'effacement du narrateur (qui assume alors le rôle impersonnel d'historien), la présentation objective du protagoniste à la troisième personne, fonctionnent au bénéfice de l'événement, et, secondairement, font rejaillir sur la personnalité du protagoniste l'éclat des actions dans lesquelles il a été impliqué. Forme apparemment modeste, la narration autobiographique à la troisième personne cumule et comptabilise la somme des événements à la gloire du héros qui reonce à parler en son nom propre. Les intérêts de la personnalité sont ici confiés au il, qui opère une solidification par l'objectivité. Il en va tout à l’opposé dans le monologue pur, où l'accent porte sur le moi, et non sur l’événement. Dans les formes extrêmes de l'écriture monologuée (qui sortent d'ailleurs du domaine spécifique de l'autobiographie et coltinent à la fiction lyrique) , l'événement n'est autre que le déroulement même du monologue, indépendamment des « faits » relatés, qui deviennent indifférents. Nous voyons ici intervenir un processus inverse de celui que nous venons de relever pour le récit à la troisième personne: l'affirmation exclusive du je avantage cette fois les intérêts du il apparemment disparu : l'événement impersonnel vient parasiter secrètement le je du monologue, le décolore et le dépersonnalise. Il suffit de penser à certaines proses de Samuel Beckett pour découvrir comment le ressassement de la « première personne » en vient à équivaloir au déploiement d'une « non-personne ». 

        V. L'autobiographie n’est certes pas un genre « réglé » : elle suppose toutefois réalisées certaines conditions de possibilité, qui apparaissent au premier chef comme des conditions idéologiques (ou culturelles) : importance de l'expérience personnelle, opportunité d'en offrir la relation sincère à autrui. Cette présupposition établit la légitimité du je, et autorise le sujet du discours à prendre pour thème son existence passée. De plus, le je est confirmé dans sa fonction de sujet permanent par la présence de son corrélat, tu, qui confère au discours sa motivation. Je pense ici aux Confessions de saint Augustin : l'auteur s'adresse à Dieu dans l'intention d'édifier ses lecteurs.
    Dieu est le destinataire direct du discours ; les hommes, en revanche, sont nommés à la troisième personne, en tant que bénéficiaires indirects de l'effusion dont ils sont admis à être les témoins. Ainsi le discours autobiographique prend forme en suscitant, presque simultanément, deux destinataires, l'un directement interpellé, les autres pris obliquement à témoin. Est-ce là un luxe inutile, et peut-on croire que l'invocation à Dieu ne soit ici qu'un artifice de rhétorique ? Nullement. Dieu n'a certes pas besoin de recevoir le récit de la vie d'Augustin, puisqu'il est omniscient et qu'il voit tous les temps d'une seule vue : il reçoit la prière et l'action de grâces ; il est remercié pour l'intervention de sa Grâce dans la destinée du narrateur. Car il n'est l'interlocuteur actuel que parce qu'il a été le maître de toute l'histoire antécédente du narrateur : il l'a mise à l'épreuve, il l'a tiré de l'erreur, et il s'est révélé à lui toujours plus impérieusement. En prenant si ostensiblement Dieu pour interlocuteur, Augustin se voue à l'absolue véracité : comment pourrait-il fausser ou dissimuler quoi que ce soit devant celui qui sonde les reins et les cœurs ? Voici donc le contenu du discours garanti par la plus haute caution. La confession, en raison du destinataire qu'elle se donne, s'arrache au risque de fausseté que courent les récits ordinaires. Mais quelle sera la fonction du destinataire secondaire, de l'auditoire humain obliquement invoqué ? Il viendra, par sa présence supposée, légitimer la discursivité même de la confession. Ce n'est pas pour Dieu en effet, mais pour le lecteur humain qu'il doit y avoir une narration, étalant la suite des événements dans leur enchaînement successif.
        La double destination du discours — à Dieu, et à l'auditeur humain — rend la vérité discursive, et la discursivité véridique. Voici que peuvent s'unir, en quelque sorte, l'instantanéité de la connaissance offerte à Dieu, et la temporalité de la narration explicative nécessaire à l'intelligence humaine, Ainsi se trouvent conciliées la motivation édifiante et la finalité transcendante de la confession : la parole adressée à Dieu pourra convertir ou réconforter d'autres hommes.
        Ajoutons un nouvel élément : il n'y aurait pas eu de motif suffisant pour une autobiographie s'il n'était intervenu, dans l'existence antérieure, une modification, une transformation radicale : conversion, entrée dans une nouvelle vie, irruption de la Grâce. Si le changement n'avait pas affecté l'existence du narrateur, il lui aurait suffi de se peindre lui-même une fois pour toutes, et la seule matière changeante apte à faire l'objet d'un récit se serait réduite à la série des événements extérieurs : nous serions alors en présence des conditions de ce que Benveniste nomme histoire, et la persistance même d'un narrateur à la première personne n'eût guère été requise. En revanche, la transformation intérieure de l'individu — et le caractère exemplaire de cette transformation — offre matière à un discours narratif ayant le je pour sujet et pour « objet ».
        Nous nous trouvons alors en présence d'un fait intéressant : c'est parce que le moi révolu est différent du je actuel, que ce dernier peut vraiment s'affirmer dans toutes ses prérogatives. Il ne racontera pas seulement ce qui lui est advenu en un autre temps, mais aussi comment, d'autre qu'il était, il est devenu lui-même. Ici, la discursivité de la narration trouve une nouvelle justification, non plus par son destinataire, mais par son contenu : il s'agit de retracer la genèse de la situation actuelle, les antécédents du moment partir duquel se tient le « discours » présent. La chaîne des épisodes vécus trace un chemin, une voie (parfois sinueuse) qui aboutit à l'état actuel de connaissance récapitulative.
        L'écart qu'établit la réflexion autobiographique est donc double : c'est tout ensemble un écart temporel et un écart d'identité. Cependant, au niveau du langage, le seul indice qui intervienne est l'indice temporel. L'indice personnel (la première personne, le je) reste constant. Constance ambiguë, puisque le narrateur était alors différent de celui qu'il est aujourd'hui : mais comment pourrait-il ne pas se reconnaître dans l'autre qu'il fut ? Comment refuserait-il d’en assumer les fautes ? La narration-confession, accusant l'écart d'identité, renie les erreurs passées, mais ne décline pas pour autant une responsabilité soutenue en permanence par le même sujet. La constance pronominale apparaît comme le vecteur le cette permanente responsabilité : la « première personne » est le support commun de la réflexion présente et de la multiplicité des états révolus. Les changements d'identité sont marqués par les éléments verbaux et attributifs : ils sont peut-être encore plus subtilement exprimés par le moyen de contamination du discours par les faits propres à l'histoire, c'est-à-dire par le traitement de la première personne comme une quasi-troisième personne, autorisant le recours à l'aoriste de l'histoire. Le verbe à l'aoriste vient affecter la première personne d'un certain coefficient d'altérité. Ajoutons que la fameuse « règle des vingt-quatre heures » est encore généralement respectée au XVIIIe siècle, et que l'évocation des événements lointains et ponctuels ne peut guère se dispenser de recourir au passé simple (sauf à utiliser, ici ou là, le présent « historique »). Ce sont enfin les énoncés et leur ton propre, qui rendront entièrement explicite la distance que prend le narrateur à l'égard de ses fautes, de ses erreurs, de ses tribulations : les « figures » de la rhétorique traditionnelle (et plus particulièrement celles que Fontanier définit comme « les figures d'expression par opposition » : prétérition, ironie, etc.) apporteront ici leur appoint, et contribueront à donner au style autobiographique, en chaque cas, ses couleurs particulières.



Jean Starobinski, « Les Progrès de l'interprète » in La Relation critique, 
Gallimard, coll. « tel », 1970 et 2001 pour la présente édition,
 pp. 109-120













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