Guy Goffette, Elle par bonheur, et toujours nue

Pierre Bonnard, "Nu à contre-jour", 1908
«...une femme soudain, à corps et à cri dans le silence, venait d'effacer d'un trait de lumière toutes les femmes de ma vie ...»
Pour se reposer un peu de l'amour larmoyant qu'on dépeint chez Musset, Marcel a envie aujourd'hui de faire (re)découvrir le coup de foudre esthétique éprouvé par l'écrivain Guy Goffette au détour d'une salle de musée. Voici le préambule du très joli portrait que Goffette consacre au peintre Bonnard, maître de la couleur et éternel amant de la belle et ombrageuse Marthe ou Marie. Cette biographie du peintre au titre charmant, Elle, par bonheur, et toujours nue (1998), se présente comme une série de courts tableaux qui entremêlent l'histoire du peintre et celle de sa compagne et unique modèle. Tout commence pourtant dans une atmosphère grisâtre qui évoquerait plutôt la peinture de Delvaux quand soudain...

nb : Guy Goffette (né en 1947) de nationalité belge est auteur d'une abondante oeuvre poétique et de quelques romans et essais. Ecrivain multi-récompensé, c'est aussi un passionné de peinture, auteur de plusieurs livres d'artistes.



        Pardonnez-moi, Pierre, mais Marthe fut à moi tout de suite. Comme un champ de blé mûr quand l'orage menace, et je me suis jeté dedans, roulé, vautré, pareil à un jeune chien.

        Comprenez bien, j'étais seul et désœuvré entre deux trains dans une ville du Nord, écrasée de soleil cet été-là. Entré par aventure et besoin de fraîcheur dans ce musée à colonnade et fronton impérieux qui domine la place, à deux pas de la gare, je me disais que cette sorte de temple devait bien receler certain coin d'ombre et de silence propice aux tourments du cœur.

        C'est au détour d'une des salles où la chaleur me poursuivait et je n 'arrêtais pas de m’éponger le cou, le visage, les mains — que je la vis. Disons, pour être juste, que je vis une jeune femme venir à moi dont j’ignorais tout, sinon qu'elle était nue, sinon qu'elle était belle, et son éclat d'un coup me rafraîchit jusqu'au ventre. Elle tourna tout son corps lentement vers la lumière d'une grande baie où tombait la neige d'un rideau de mousseline, et, dans ce mouvement, toute cambrée à contre-jour, elle m 'aspergea, comme une brassée de fougères mouillées, du parfum de sa chair et me fit défaillir. Je dus m 'asseoir, l'air hagard et comme frappé d'insolation. D'un coup, l'eau de Cologne emplit toute la pièce et se mit à ruisseler sur mon cou.
À cet instant-là, Pierre, avant même que j'aie pu esquisser un geste, tendre la main, soulever l'écran de fine poussière qui me séparait d'elle, Marthe fut à moi.

        J'en oubliai le canapé rose, et le miroir, et le tub que vous aviez soigneusement disposés autour d'elle comme l'hommage d'un roi ; j'oubliai que ce n'était là qu'un décor, et que cette Ève déhanchée en ballerines noires, croupe frémissante et mamelon tendu, n'était qu'un morceau de toile peinte, 124 x 108 cm, un tableau de musée. J'oubliai tout, l'heure, les murs, la ville et son étuve, ma vie boiteuse, ce que j'étais venu chercher ici. Tout.
Tout parce qu'une femme soudain, à corps et à cri dans le silence, venait d'effacer d'un trait de lumière toutes les femmes de ma vie ; parce qu'une femme d'un seul mouvement devant moi me découvrait la femme, celle qui précède la mémoire et lui donne forme et couleurs dans le désir insatiable et la mort souvent nous a saisis avant que nous l'ayons tenue tout entière entre nos yeux.

        En vérité, j'attendais cette apparition et cet oubli depuis quarante-sept ans sans le savoir, ayant jeté dans Dieu sait quel tiroir mes boîtes de couleurs, mes yeux d'enfant, et troqué l'or du pinceau pour la plume d'encre amère.
P. Bonnard, "la salle de bain" 1932


        Or voici qu'elle était à ma portée, vive et brûlante et plus nue qu'une eau de cascade, et voici que j'étais vivant. Voici que le poids de mon corps n'entravait plus mes ailes. Je fis un pas vers Marthe, et le petit miroir peint au-dessus du lavabo s'anima, fugitivement. Était-ce vous, Pierre, ou l'ombre de mon aile ?
        Puis tout retomba, et la chaise fut vide dans la glace, et pâle comme la mort, Vénus mutilée, corps sans visage, le reflet de Marthe. La sensation d'une présence me fit me retourner brusquement. Personne. Mais dans l'instant, il y eut un bruit de pas précipités dans l'escalier, un coup de tonnerre, un autre encore, puis un grand silence emporta la lumière. L'orage, les plombs qui sautent : je m 'élançai vers la sortie.

        Dehors, la rue était noire. Il pleuvait des cordes. Au moment de traverser, j 'aperçus une femme en robe rouge qui cherchait un passage entre les voitures. Un tramway fit retentir sa corne. Je criai vers elle de toutes mes forces.

        J'ai crié un nom, Pierre, un nom que je ne savais pas, ou que j'avais oublié dans le temps d'avant, si loin déjà. Marthe, peut-être, ou Marie. Pardonnez-moi, Pierre, pardonnez-moi : Marie ou Marthe, Marthe ou Marie, de quelque nom qu'on la nomme, c'est son nom, c'est elle.

        C'est elle, Pierre, que vous m 'avez donnée comme un champ de blé sous l'orage, et elle fut à moi tout de suite, par bonheur, et toujours nue.


Guy Goffette, Elle, par bonheur et toujours nue, Folio, 2002, pp. 13-16 

 

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