Barthes, le plaisir du texte (extraits)

E. Hopper "Compartiment C, voiture193"  1938


  Le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi.  (Le Plaisir du texte, OC T2, p. 1502)

    Puisque l'oeuvre et le lecteur est un axe au programme cette année, c'est le moment de relire quelques extraits de Le Plaisir du texte, de Roland Barthes. C'est un texte fort court (une quarantaine de pages publié chez Seuil en 1973) dans lequel Barthes varie rêveusement sur le couple plaisir/jouissance, opposition vacillante comme l'auteur lui-même le reconnait, et qui subsume diverses notions telles que l'ancien et le nouveau, le dicible et l'indicible, le permis et l'interdit, la plénitude et son annulation. Marcel en reproduit paresseusement quelques extraits, fragments de fragments au service de l'exploration incertaine de la rencontre entre deux corps : celui du texte et celui du lecteur. De cette érotique aléatoire surgit parfois une fulgurance de pensée qui console des nombreuses obscurités du texte.

   
    (Plaisir/Jouissance : terminologiquement, cela vacille encore, j’achoppe, j’embrouille. De toute manière, il y aura toujours une marge d’indécision ; la distinction ne sera pas source de classe- ments sûrs, le paradigme grincera, le sens sera précaire, révocable, réversible, le discours sera incomplet.)

    On me présente un texte. Ce texte m’ennuie. On dirait qu’il babille. Le babil du texte, c’est seulement cette écume de langage qui se forme sous l’effet d’un simple besoin d’écriture. On n’est pas ici dans la perversion, mais dans la demande. Ecrivant son texte, le scripteur prend un langage de nourrisson : impératif, automatique, inaffectueux, petite débâcle de clics (ces phonèmes lactés que le jésuite merveilleux, Van Ginneken, plaçait entre l’écriture et le langage) : ce sont les mouvements d’une succion sans objet, d’une oralité indifférenciée, coupée de celle qui pro- duit les plaisirs de la gastrosophie et du langage. Vous vous adres- sez à moi pour que je vous lise, mais je ne suis rien d’autre pour vous que cette adresse ; je ne suis à vos yeux le substitut de rien, je n’ai aucune figure (à peine celle de la Mère) ; je ne suis pour vous ni un corps ni même un objet (je m’en moquerais bien : ce n’est pas en moi l’âme qui réclame sa reconnaissance), mais seu- lement un champ, un vase d’expansion. On peut dire que finale- ment ce texte, vous l’avez écrit hors de toute jouissance; et ce texte-babil est en somme un texte frigide, comme l’est toute demande, avant que ne s’y forme le désir, la névrose.
    Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire. Cette preuve existe : c’est l’écriture. L’écriture est ceci : la science des jouissances du langage, son kamasutra (de cette science, il n’y a qu’un traité : l’écriture elle-même).     

    Le plaisir du texte est semblable à cet instant intenable, impossible, purement romanesque, que le libertin goûte au terme d’une machination hardie, faisant couper la corde qui le pend, au moment où il jouit.

  De là, peut-être, un moyen d’évaluer les œuvres de la modernité : leur valeur viendrait de leur duplicité. Il faut entendre par là qu’elles ont toujours deux bords. Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu’il est celui de la violence ; mais cen’est pas la violence qui impressionne le plaisir ; la destruction ne l’intéresse pas ; ce qu’il veut, c’est le lieu d’une perte, c’est la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au cœur de la jouissance. La culture revient donc comme bord : sous n’importe quelle forme.

    L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de « zones érogènes » (expression au reste assez casse-pieds); c’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition.
    Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’eupho- rie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage.

    Le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi.

    Voici d’ailleurs, venu de la psychanalyse, un moyen indirect de fonder l’opposition du texte de plaisir et du texte de jouissance : le plaisir est dicible, la jouissance ne l’est pas.
    La jouissance est in-dicible, inter-dite. Je renvoie à Lacan (« Ce à quoi il faut se tenir, c’est que la jouissance est interdite à qui parle, comme tel, ou encore qu’elle ne puisse être dite qu’entre les lignes... ») et à Leclaire (« ... celui qui dit, par son dit, s’in- terdit la jouissance, ou corrélativement, celui qui jouit fait toute lettre – et tout dit possible – s’évanouir dans l’absolu de l’annulation qu’il célèbre. ») [...] Avec l’écrivain de jouissance (et son lecteur) commence le texte intenable, le texte impossible. Ce texte est hors-plaisir, hors-critique, sauf à être atteint par un autre texte de jouissance : vous ne pouvez parler « sur » un tel texte, vous pouvez seulement parler « en » lui, à sa manière, entrer dans un plagiat éperdu, affirmer hystériquement le vide de jouissance (et non plus répéter obsessionnellement la lettre du plaisir).
    Etre avec qui on aime et penser à autre chose : c’est ainsi que j’ai les meilleures pensées, que j’invente le mieux ce qui est nécessaire à mon travail. De même pour le texte : il produit en moi le meilleur plaisir s’il parvient à se faire écouter indirectement; si, le lisant, je suis entraîné à souvent lever la tête, à entendre autre chose. Je ne suis pas nécessairement captivé par le texte de plaisir ; ce peut être un acte léger, complexe, ténu, presque étourdi : mouvement brusque de la tête, tel celui d’un oiseau qui n’entend rien de ce que nous écoutons, qui écoute ce que nous n’entendons pas.

    Le texte est un objet fétiche et ce fétiche me désire. Le texte me choisit, par toute une disposition d’écrans invisibles, de chicanes sélectives: le vocabulaire, les références, la lisibi- lité, etc.; et, perdu au milieu du texte (non pas derrière lui à la façon d’un dieu de machinerie), il y a toujours l’autre, l’auteur.
     Comme institution, l’auteur est mort : sa personne civile, pas- sionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n’exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l’histoire littéraire, l’en- seignement, l’opinion avaient à charge d’établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d’une certaine façon, je désire l’au- teur : j’ai besoin de sa figure (qui n’est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à « babiller »).

  
     
Comment un texte, qui est du langage, peut-il être hors des langages ? Comment extérioriser (mettre à l'extérieur) les parlers du monde, sans se réfugier dans un dernier parler à partir duquel les autres seraient simplement rapportés, récités ? Dès que je nomme, je suis nommé : pris dans la rivalité des noms. Comment le texte peut-il « se tirer » de la guerre des fictions, des sociolectes ? — Par un travail progressif d'exténuation. D'abord le texte liquide tout métalangage, et c'est en cela qu'il est texte : aucune voix (Science, Cause, Institution) n'est en arrière de ce qu'il dit. Ensuite, le texte détruit jusqu'au bout, jusqu'à la contradiction, sa propre catégorie discursive, sa référence sociolinguistique (son « genre »): il est « le comique qui ne fait pas rire », l'ironie qui n'assujettit pas, la jubilation sans âme, sans mystique (Sarduy), la citation sans guillemets. Enfin, le texte peut, s'il en a envie, s'attaquer aux structures canoniques de la langue elle-même (Sollers) : le lexique (néologismes exubérants, mots-tiroirs, translitérations), la syntaxe (plus de cellule logique, plus de phrase). Il s'agit, par transmutation (et non plus seulement par transformation), de faire apparaître un nouvel état philosophal de la matière langagière ; cet état inouï, ce métal incandescent, hors origine et hors communication, c'est alors du langage, et non un langage, fût-il décroché, mimé, ironisé.
G. Richter, "femme lisant" (1994)

        Le Nouveau n'est pas une mode, c'est une valeur, fondement de toute critique : notre évaluation du monde ne dépend plus, du moins directement, comme chez Nietzsche, de l'opposition du noble et du vil, mais de celle de l'Ancien et du Nouveau (l'érotique du Nouveau a commencé dès le xviiie siècle : longue transformation en marche). Pour échapper à l'aliénation de la société présente, il n'y a plus que ce moyen : la fuite en avant : tout langage ancien est immédiatement compromis, et tout langage devient ancien dès qu'il est répété. Or le langage encratique (celui qui se produit et se répand sous la protection du pouvoir) est statutairement un langage de répétition ; toutes les institutions officielles de langage sont des machines ressassantes : l'école, le sport, la publicité, l'œuvre de masse, la chanson, l'information, redisent toujours la même structure, le même sens, souvent les mêmes mots : le stéréotype est un fait politique, la figure majeure de l'idéologie. En face, le Nouveau, c'est la jouissance (Freud : « Chez l'adulte, la nouveauté constitue toujours la condition de la jouissance »). D'où la configuration actuelle des forces : d'un côté un aplatissement de masse (lié à la répétition du langage) — aplatissement hors-jouissance, mais non forcément hors-plaisir —, et de l'autre un emportement (marginal, excentrique) vers le Nouveau — emportement éperdu qui pourra aller jusqu'à la destruction du discours : tentative pour faire resurgir historiquement la jouissance refoulée sous le stéréotype.

        L'opposition (le couteau de la valeur) n'est pas forcément entre des contraires consacrés, nommés (le matérialisme et l'idéalisme, le réformisme et la révolution etc.) ; mais elle est toujours et partout entre l'exception et la règle. La règle, c'est l'abus, l'exception, c'est la jouissance. Par exemple, à certains moments, il est possible de soutenir l'exception des Mystiques. Tout, plutôt que la règle (la généralité, le stéréotype, l'idiolecte : le langage consistant).

        Plaisir du texte. Classiques. Culture (plus il y aura de culture, plus le plaisir sera grand, divers). Intelligence. Ironie. Délicatesse. Euphorie. Maîtrise. Sécurité : art de vivre. Le plaisir du texte peut se définir par une pratique (sans aucun risque de répression) : lieu et temps de lecture : maison, province, repas proche, lampe, famille là où il faut, c'est-à-dire au loin et non loin (Proust dans le cabinet aux senteurs d'iris), etc. Extraordinaire renforcement du moi (par le fantasme) ; inconscient ouaté. Ce plaisir peut être dit : de là vient la critique.
        Textes de jouissance. Le plaisir en pièces ; la langue en pièces ; la culture en pièces. Ils sont pervers en ceci qu'ils sont hors de toute finalité imaginable — même celle du plaisir (la jouissance n'oblige pas au plaisir ; elle peut même apparemment ennuyer). Aucun alibi ne tient, rien ne se reconstitue, rien ne se récupère. Le texte de jouissance est absolument intransitif. Cependant, la perversion ne suffit pas à définir jouissance ; c'est l'extrême de la perversion qui la extrême toujours déplacé, extrême vide, mobile, imprévisible. Cet extrême garantit la jouissance : une perversion moyenne s'encombre très vite d'un jeu de finalités subalternes : prestige, affiche, rivalité, discours, parade, etc.

        Il y aurait, paraît-il, une mystique du Texte. — Tout l'effort consiste, au contraire, à matérialiser le plaisir du texte, à faire du texte un objet de plaisir comme les autres. C'est-à-dire : soit à rapprocher le texte des « plaisirs » de la vie (un mets, un jardin, une rencontre, une voix, un moment, etc.) et à lui faire rejoindre le catalogue personnel de nos sensualités, soit à ouvrir par le texte la brèche de la jouissance, de la grande perte subjective, identifiant alors ce texte aux moments les plus purs de la perversion, à ses lieux clandestins. L'important, c'est d'égaliser le champ du plaisir, d'abolir la fausse opposition de la vie pratique et de la vie contemplative. Le plaisir du texte est une revendication justement dirigée contre la séparation du texte ; car ce que le texte dit, à travers la particularité de son nom, c'est l'ubiquité du plaisir, l'atopie de la jouissance.

    Idée d'un livre (d'un texte) où serait tressée, tissée, de la façon la plus personnelle, la relation de toutes les jouissances : celles de la « vie » et celles du texte, où une même anamnèse saisirait la lecture et l'aventure.

Roland Barthes, Le Plaisir du texte, in Oeuvres complètes T2, 
Seuil 1994 (pp. 1495-1530) (le texte est également publié en "points")













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