Valéry : "les plus pures oeuvres sont celles qui font oublier qu'elles eurent un auteur"

dessin autographe trouvé dans les brouillons

 ...car la pensée immédiate est forcément quelque chose de déplorable, c'est une chose tout à fait décousue, c'est informe. Ce qu'on appelle le fond de la pensée, c'est de la mauvaise forme, c'est de la forme mauvaise. C'est de la forme qui n'est pas arrivée à son terme et qui demande que nous donnions une forme. (Valéry, leçon du 23 Mars 1945, TII, p. 682)
        
        
    

    On a longtemps cru que le cours donné par Paul Valéry au Collège de France entre 1937 et 1945 était perdu. « Serpent de mer de la critique et de la théorie littéraire : on en parlait sans l'avoir jamais vu » écrit William Marx, son éditeur. les auteurs les plus importants du XXème siècle s'en sont pourtant nourris — notamment Barthes, Blanchot, Bonnefoy, Tournier, Cioran. 
        Perdu, mais pas tout à fait. Il survit sous la forme des documents préparatoires rédigés par Valéry en vue des leçons, ainsi que des transcriptions d'une douzaine d'entre elles (essentiellement celles de l'année 1938) en vue d'une publication en volume qui n'a jamais vu le jour : « la forme coûte cher » rappelle Valéry en manière d'excuse. 
            Malgré la présence des "belles écouteurs" qui se pressent pour écouter leur poète préféré, « Valéry mettait son public à rude épreuve. Tous les témoignages concordent : causeur étincelant dans les salons, il n'avait rien d'un orateur. Son débit est sec, sa voix terne et sourde. » Et pourtant le charme opère, l'allure apparemment improvisée et digressive de sa parole fait de ce cours « une expérience de pensée » ; car le mot poétique est à comprendre dans son sens le plus large, celui de la production intellectuelle en général, ce qui recouvre pour Valéry toutes "les oeuvres de l'esprit" et déborde donc largement de strictes considérations littéraires. 
            L'édition de ce cours, patiemment établie par William Marx en trois ans de travail, laisse entrevoir l'étendue des savoirs qu'embrasse l'auteur : la sensibilité, l'action, le langage intérieur, le rôle de la science, la fiducia, la responsabilité de l'écrivain : ses intuitions anticipent la plupart des grandes théories ultérieures telles qu'on les rencontre chez Barthes, chez Austin, Sartre ou Blanchot. Mais le plus émouvant, étant donné le contexte historique dans lequel émane sa parole, c'est la formidable leçon d'espoir que nous délivre l'auteur : espoir en "les oeuvres de l'esprit" et en "les réserves intellectuelles et spirituelles" qu'il nous revient non seulement de conserver, mais d'accroître
        Aujourd'hui Marcel reproduit un court extrait de notes prises en vue d'une leçon de l'année 1941. Réflexion sur l'impersonnalité de l'oeuvre d'art, le texte anticipe très fortement les conceptions de Barthes sur « La mort de l'auteur ». Il s'inscrit parfaitement dans le cadre d'une réflexion sur l'oeuvre et l'auteur.

        Rien ne me séduit plus que la perfection de la parole, quand elle ne doit plus qu'à l'acte même du langage exactement accompli sa puissance, et qu'il existe une sorte de liaison nécessaire entre les mouvements successifs, les sonorités et les significations. 
    Observez qu'un texte qui comporte de trop grands éclats de beauté, des images étonnantes, introduit toujours quelque soupçon d'une volonté de l'auteur, d'une intention d'émerveiller, de faire de l'effet. Son ambition, sa vanité se font sentir, et ceci altère, corrompt la sensation très précieuse de l'enchantement, d'une atmosphère entièrement poétique. Les plus pures œuvres sont celles qui font oublier qu'elles eurent un auteur. Elles sont comme une de ces heures qui se donnent une fois dans chaque vie, et où le ciel, le milieu, notre humeur, notre espoir, tout se convient, et nous dirons comme Faust: « Tu es si beau, moment! Arrête-toi. »
        C'est que la perfection n'est en réalité que la pureté du fonctionnement vital, le sublime du naturel reconstitué dans une œuvre - ou plutôt restitué en nous au moyen d'une œuvre. 
        Mais cette impression inestimable exige bien des conditions, dont les unes incombent à l'auteur, les autres à l'exécutant, c'est-à-dire au lecteur ou à l'auditeur. Car, ne l'oubliez pas, ce n'est rien qu'un poème sur le papier. Il n'existe qu'en acte. 
        Quant à l'auteur, que de soins lui faut-il s'il vise à ce genre d'accomplissement!
(C'est la phrase, le phrasé qui domine, et c'est bien là la vérité.)
Paul Valéry, Cours de poétique II, Le langage, la société, l'histoire 1940-1945, 
Gallimard, 2023, pp. 110-111 










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