Albert Thibaudet : A propos de la sincérité

L. Lippi, L'allégorie de la  simulation

     Puisque, si insaisissable et rebattu soit-il, le thème de la sincérité reparaît régulièrement dans le cadre de l'écriture de soi,  Marcel demande quelques lumières au regretté Albert Thibaudet qui consacre à ce sujet une méditation un peu libre. D
ès 1929, l'auteur   en souligne avec élégance le caractère aporétique et fait son miel de la charmante étymologie du mot "sincère" qu'il nous fait redécouvrir.
    On se contente ici d'un bref extrait de l'article pour ne pas surcharger la mémoire sous pression de nos-accablés-khâgneux.






Pour mémoire : Albert Thibaudet (1874-1936) Célèbre critique littéraire de la NRF. Outre la rubrique littéraire qu'il a tenue pendant vingt ans pour cette revue, il est connu pour des essais novateurs sur Flaubert, Bergson, Stendhal, Valéry

DE LA SINCÉRITÉ

            [...] La sincérité envers soi-même, c’est le trésor caché dans le champ du laboureur, qu'il est impossible de trouver, mais qu'il est utile de chercher, — qu'on ne chercherait pas si on ne l'avait déjà trouvé en partie, — qu'on ne trouve qu'à condition de le chercher avec une attention persévérante, et qu'on perd dès qu'on le considère comme une action de jouissance, comme un capital à dépenser. Si l'on comparait les générations intellectuelles, morales, littéraires qui se sont succédé depuis trois siècles, on verrait peut-être qu'elles diffèrent moins par l'inventaire de leur trouvaille que par l'itinéraire de leur quête, qu'elles s'acquittent du devoir de sincérité moins à des degrés différents qu'avec des moyens différents, des langages différents. Le terme de sincérité envers soi-même n'a pas le même sens pour le catholique, le protestant, le matérialiste ; il n'a pas le même sens pour celui qui écrit et celui qui n'écrit pas ; pour l'homme politique et l'homme littéraire; il n'a pas le même sens pour le poète, le romancier, le dramaturge. Il y a là un écheveau que le critique, l'analyste, ne parviendra jamais à débrouiller. 

            Nous vivons aujourd'hui dans un monde dont la carte est infiniment plus compliquée qu'au temps où l'oracle de Delphes et Socrate pouvaient dire : Connais-toi toi-même, et le dire à des auditeurs qui le comprenaient à la manière simple dont Xénophon l'explique au début des Entretiens. Nous n'admettons même plus le paradoxe cartésien d'après lequel l'âme est plus facile à connaître que le corps. Si complexe que soit le monde physique, si insaisissables ou impensables que nous en paraissent aujourd'hui les éléments, il nous semble bien que notre personne ne se présente pas à nous sous un aspect moins fuyant. La sincérité envers soi-même, ce n'est que la vertu, l'exposant moral attaché à la connaissance de soi-même. Mais dans quelle mesure peut-on se connaître ? Dans quelle mesure notre fonction consiste-t-elle à nous connaître ? 

            Il nous semble que la nature, comme disait Montaigne, soit plus jalouse de notre action que de notre connaissance. Et sur notre capacité ou notre possibilité de nous connaître, il n'y aurait d'ailleurs qu'à renvoyer le lecteur à l'homme qui était pour cette destination le mieux armé, qui s'y est le plus essayé, et n'en a en effet rapporté que les Essais. La connaissance de nous-mêmes n'est requise, par la nature ou la société, qu'en vue de l'action; le Socrate des Entretiens ne l'entend qu'ainsi. Et l'action demande plus d'illusion sur nous que de sincérité envers nous. Ce qu'on appelle en création littéraire sincérité, cela n'est- il pas une forme et un but de la création littéraire, autant que sa source ? J'attends, disait Gide, d'être revenu du Congo pour savoir ce que j'ai été y faire. Je présume qu'il a pareillement attendu d'avoir écrit ses Mémoires pour savoir ce qu'il devait au juste penser de lui-même. La sincérité est un fluide qui glisse, comme la parcelle de mercure, de l'œuvre encore à faire à l'œuvre déjà faite, et qui concerne autant et plus l'homme créé par l’œuvre que l'œuvre créée par l'homme. Dans l'idée de sincérité, je crois qu'il y a toujours, pour un écrivain, et même pour tout homme qui pense vigoureusement, l'idée de précision. C'est en se connaissant avec précision qu'on s'exprime et qu'on se juge avec sincérité. La tradition des moralistes français — La Rochefoucauld, La Bruyère, Stendhal — est d'établir en fonction l'une de l'autre, dans l'analyse, sincérité et précision. Mais, attention ! N'y a- t-il pas là deux exigences contradictoires entre lesquelles il faut choisir ? La connaissance de soi, la vie intérieure, ne comportent jamais la précision. Dès que nous voulons nous replier sur nous-mêmes, nous éprouver tels que nous sommes, il faut que notre pensée perde ses angles, dépasse ses formes, se mobilise en fumée. Qui dit précision dit arrangement. Le mot latin sincerus s'appliquait originairement au miel pur, au miel sans cire, sine cera. Mais pour l'abeille, qui le fait, ce miel sans cire n'existe pas. Sa condition, sa réalité de fabrication, c'est la géométrie du gâteau de cire, ce sont les cellules hexagonales dans l'intérieur desquelles chaque goutte est enfermée. Sa précision est liée à la cire, et le miel sans la cire, le miel sincère, est aussi le miel sans la précision. Je ne hasarde ici qu'une image étymologique. On la réalisera peut-être (et contre moi, hélas !) en songeant aux imprécations d'Amiel contre la langue française, dont l'exigence de précision dénaturait, disait-il, son être intérieur au fur et à mesure qu'il l'exprimait. Il regrettait de ne pas écrire en allemand, langue plus apte, disait-il, à la fluidité et au devenir du monde intérieur. Quoi qu'il en soit de cette psychologie des langues, peut-être aussi précaire que la glose étymologique hasardée plus haut, il demeure que la précision, appliquée à notre vie intérieure, concerne mieux notre action sur nous que notre connaissance de nous, appartient plutôt à la fonction du moraliste qu'à celle du psychologue, seconde la connaissance utile bien plus qu'elle ne facilite la connaissance désintéressée. 

            Aussi bien n'est-ce pas à la connaissance désintéressée de lui-même que s'applique généralement la sincérité de l'écrivain. C'est à la connaissance de lui-même en tant qu'elle est intéressée à la production d'une œuvre. Se penser lui importe moins que se dire, se connaître lui importe moins que se faire, ou plutôt il se pensera et se connaîtra par une sorte de choc en retour ou de rayon réfléchi, qui lui reviendra de son œuvre, et qui, après tout, auront presque autant de chances de le tromper que de l'éclairer. Cela ne signifie pas nécessairement que la recherche de la sincérité soit pour l'écrivain une poursuite décevante ou un artifice mensonger. Un fait est là, une vérité d'intuition ou de sens commun contre laquelle on ne saurait aller : c'est que l'ensemble des écrits qui se sont accumulés depuis vingt-cinq siècles, en tant de sens différents ou contraires, représente, dans la masse, un progrès de la science, un acheminement de l'homme vers plus de clairvoyance, même si la plus grande partie de cette clairvoyance se traduit pour lui par un bénéfice négatif, et n'arrive qu'à le convaincre que ses illusions sont indéformables. Peut-être la vraie sincérité ne devrait-elle s'entendre que de cette réalité non plus individuelle, mais sociale, qui est faite de la somme, du contraste, du dialogue et de l'équilibre de tous les auteurs, où une chambre de compensation fonctionne, et où il y a un bénéfice net, celui de la banque. Mais c'est bien le bénéfice d'une banque, un bénéfice d'ordre commercial, c'est-à-dire, ici, d'ordre pratique, un bénéfice qui n'enrichit l'homme en général qu'après avoir enrichi la littérature, la maison Lettres et Cie. L'écrivain n'est pas sincère directement avec lui- même. Il est sincère avec lui-même par l'intermédiaire, par le ministère d'une réalité étrangère à lui, qui est la littérature, et cela complique et change tout. Ou encore il est sincère avec la littérature, laquelle peut le payer de retour, et se montrer sincère avec lui, c'est-à- dire en donner aux hommes une image qui, sans le reproduire, symbolise avec lui. 

            La sincérité de l'écrivain a toujours subi une préparation littéraire. Mais où commence et où finit cette préparation ? C'est ce qu'il est impossible de dire, parce que nous ne sommes pas ici dans un monde qui comporte la précision qui permette de décider : À ce point commence... et : À ce point finit... […]


Albert Thibaudet, « De la sincérité » in Réflexions sur la littérature, 
"Quarto", Gallimard, 2007, pp.1304-1307 


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