Madeleine de Scudéry, « De la manière d'écrire des lettres»


Pietro Rotari, "femme écrivant une lettre d'amour"

"car en un mot, l'art de bien dire des bagatelles n'est pas su de toutes sortes de gens". (Mlle de Scudéry, Clélie, une histoire romaine)

     Puisque les lettres de Madame de Sévigné sont au programme, on peut relire, grâce au beau travail d'édition mené par Delphine Denis, quelques conversations de Mlle de Scudéry et notamment celle sur l'art de bien écrire les lettres. Quelle quantité d'esprit et quelle d'éloquence peut-on tolérer dans les lettres familières ? Quel style doit-on adopter pour quel sujet ? Est-il permis d'écrire de longues lettres d'amour et quand peut-on faire preuve d'esprit ? En confiant la parole à ses personnages selon sa coutume, Mlle de Scudéry (à qui Marcel voue un amour immodéré😍) élabore une typologie  — lettre sérieuse, de consolation, de recommandation, de compliment, lettre galante, lettre amoureuse — qui s'émancipe des règles de la lettre savante puis propose un double modèle : celui de la lettre galante — toute d'enjouement et vouée à plaire — et celui la lettre amoureuse, qui favorise l'échange intime et insiste sur les mouvements du coeur. En somme, il s'agit déjà de plaire et de toucher. On reconnaîtra aisément tout ce que la marquise de Sévigné doit aux sages principes évoquées par Plotine, la belle précieuse de Clélie, une histoire romaine (1654-1660).

On s'appuie ici sur l'édition soigneuse proposée par Delphine Denis, De l'air galant et autres conversations (1653-1684), pour une étude de l'archive galante, Champion, 1998. Fidèle à sa mission facilitatrice, Marcel souligne les passages les plus utiles et recommande particulièrement les considérations sur la lettre galante et la lettre amoureuse qui éclairent le style des lettres de la marquise de Sévigné.


De la manière d'écrire des lettres

Après que Clélie eut écrit, Plotine et Amilcar qui s'étaient entretenus vers les fenêtres, pendant qu'elle écrivait, s'approchèrent d'elle, et lurent ce qu'elle avait écrit. En suite de quoi, Amilcar prenant la parole, — Ha Madame, lui dit-il, que vous me faites un grand plaisir de demander pardon à Aronce, d'avoir mis trop d'esprit dans votre billet. Il est certain qu'il n'en faut point trop avoir en billets, ni en lettres d'amour ; et que c'est la raison qui fait qu'il est si difficile de trouver des lettres et des billets de cette nature qui soient tout à fait comme il faut : car il n'y faut point de grandes paroles, il ne faut pas aussi parler comme le peuple, il n'y faut, ni trop d'art ni trop de négligence, il n'y faut point de bel esprit ; il y faut pourtant de la galanterie, et de la passion ; et il est enfin si difficile de bien écrire en amour, qu'il n'y a rien qui le soit davantage

Mais pour moi, dit Plotine, je ne comprends point qu'il doive y avoir plus de difficulté à écrire d'une chose que d'une autre ; car enfin je crois qu'en cas de lettres, il ne faut simplement dire que ce que l'on pense. De sorte que quand on a de l'esprit, et du jugement, on pense à peu près sur chaque chose ce qu'il est à propos de penser ; et l'on écrit par conséquent, ce qu'il est à propos d'écrire. En effet si j'écris pour une affaire importante, je n'irai pas écrire comme si je n'avais qu'un simple compliment à faire : si je mande des nouvelles, je n'irai pas chercher des compliments : si je fais une lettre d'amitié, je n'irai pas me mettre sur le haut style; et si je voulais écrire des lettres d'amour, je ne consulterais que mon cœur. C'est pourquoi je ne sais pas trop bien pourquoi vous mettez une si grande difficulté à écrire des lettres de cette nature. En vérité, dit Clélie, je tiens qu'il y en a beaucoup à bien écrire toutes sortes de lettres, et qu'il y a peu de personnes qui le sachent bien. J'en tombe d'accord, reprit Amilcar, mais entre toutes les lettres, celles qu'on appelle des lettres d'amour, sont les plus difficiles à faire, et celles aussi dont il y a le moins de gens qui puissent bien juger. Plotine en parle pourtant, reprit Clélie, comme si elle trouvait toutes sortes de lettres fort aisées à faire : cependant je crois, comme je l'ai déjà dit, que c'est une des choses du monde où il faut le plus de jugement. Mais pour vous montrer que je m'y connais, répliqua Plotine, et que du moins je sais à peu près comment il faut que des lettres soient faites, n'est-il pas vrai qu'il faut que des lettres d'affaires soient précises, que le bon sens y ait plus de part que l'éloquence ; qu'elles disent tout ce qu'il faut, et rien au-delà ; qu'on en doit bannir toutes les paroles superflues, et se contenter des nécessaires, et tâcher principalement à faire qu'il y ait de l'ordre et de la clarté. Il faut pourtant, ajouta-t-elle, qu'il y ait un certain caractère de civilité, qui met de la distinction entre les lettres d'affaires des honnêtes gens, et celles de ceux qui ne le sont pas ; et il faut enfin qu'on connaisse que la personne qui écrit entend bien ce qu'elle veut faire entendre aux autres: car je ne sache rien de plus insupportable que d'écrire une lettre qui ait besoin d'explication, et qui embrouille les choses au lieu de les éclaircir. Il y a pourtant beaucoup de gens, répliqua Clélie, qui croient s'entendre, et qui ne s'entendent point. 

Il n'en est pas de même de Plotine, reprit Amilcar, car je vous assure qu'elle entend fort bien ce qu'elle dit ; c'est pourquoi elle me ferait un grand plaisir de m'apprendre comment elle croit qu'il faut faire des lettres de consolation : et comme il se présente assez souvent des occasions d'en écrire, j'en ferai cinq ou six suivant son conseil, que je garderai pour m'en servir quand j'en aurai à faire : car il est vrai qu'il n'y a rien de plus opposé à mon humeur que ces sortes de lettres. Aussi ai-je été tenté cent fois au lieu de m'affliger de cette sorte avec des affligés, de songer plutôt à les divertir, qu'à les plaindre : et je sais si peu ce qu'il faut dire, ou ne dire pas, que je ne puis jamais faire de lettre de cette nature sans l'écrire plus d'une fois, et sans faire même des ratures après les avoir mises au net : c'est pourquoi la belle Plotine me ferait un grand plaisir de m'enseigner à en écrire. En vérité, répliqua Plotine, vous n'aurez pas grand peine si vous entrez bien dans mes sentiments ; car je ne puis souffrir ces grandes lettres de consolation qui n'ont jamais nul effet : cependant on dirait à entendre parler certaines gens, qu'ils prétendent que leurs lettres aient une force magique contre l'affliction, et qu'en les lisant on doit ne sentir plus nul regret de ce qu'on a perdu. Je voudrais pourtant bien, ajouta-t-elle, qu'on se persuadât une fois pour toutes qu'il n'appartient qu'au temps de consoler de semblables douleurs, et que ce n'est point à l'éloquence à s'en mêler. Et puis à vous dire la vérité, combien veut-on consoler de personnes qui ne sont point trop affligées ? C'est pourquoi je trouve que le mieux qu'on puisse faire en ces occasions, est de faire les lettres de consolation fort courtes : car pour en écrire de raisonnables, il ne faut simplement que témoigner à la personne à qui l'on écrit, la part qu'on prend à sa douleur, sans aller faire de longues plaintes, ou de grands éloges : et sans employer toute la Morale, et toute l'éloquence inutilement. Il est vrai, dit Amilcar', et vous avez tout à fait raison ; car combien console-t-on de femmes de la mort de leurs maris, bien qu'elles n'aient aucun besoin de consola- tion [;] et combien console-t-on de toutes sortes de gens avec qui il faudrait plutôt se réjouir pour s'accommoder aux sentiments secrets de leur cœur, puisqu'ils sont fort aises d'être héritiers de ceux de la mort de qui on les console ? C'est pourquoi aimable Plotine, ajouta Amilcar, je fais vœu de n'écrire jamais de lettres de consolation qui ne soient courtes ; de laisser toute la Morale, et toute l'éloquence en paix dans ces occasions ; de ne faire plus de longues exagérations contre la cruauté de la mort, comme font certaines gens ; de ne faire aussi ni grands éloges, ni longs panégyriques ; et enfin de me conformer tout à fait à vos sentiments. 

Je ne vous demande point, ajouta-t-il, comment il faut se réjouir avec les gens à qui il est arrivé quelque bonheur ; car pour cela je le sais admirablement ; et je vous offre dix ou douze commencements de lettres de cette nature, sans compter celles où l'on dit d'abord, « Je prends part... », « Je m'intéresse si fort... » et autres semblables choses trop vulgaires pour de beaux esprits. Mais vous me feriez un plaisir signalé si vous voulez m'enseigner à bien faire de ces lettres de recommandation qu'on baille ouvertes à ceux pour qui on parle; et surtout à m'apprendre bien précisément comment il faut faire connaître à ceux à qui on écrit, si l'on veut qu'ils fassent exactement ce qu'on leur dit, ou si l'on ne s'en soucie guère : car quand je suis à Carthage" je suis accablé de ces sortes de choses. Pour moi, dit Plotine, quand je recommande une affaire pour des gens que je n'aime pas trop, je fais une lettre courte et sèche; il y a pourtant de la civilité; et le mot de prière s'y trouve; mais il s'y trouve sans être appuyé de rien. Au contraire lorsque je veux prier efficacement, je dis premièrement que la prière que je fais est juste ; je dis du bien de la personne pour qui je sollicite ; je témoigne avoir de l'amitié pour elle ; je me charge de l'obligation qu'elle aura si on la protège ; j'engage même par un sentiment de gloire la personne à qui j'écris à lui rendre office ; et pour plus grande sûreté, je lui écris par une autre voie pour dire que j'avoue tout ce que j'ai déjà écrit.

En mon particulier, dit Clélie, je voudrais bien que vous m'apprissiez comment il faut écrire à certaines personnes avec qui la seule bienséance vous engage d'avoir quelque commerce, et que vous n'estimez pas assez pour leur donner votre amitié, ni pour prendre plaisir à les divertir. Premièrement, reprit Plotine, je veux qu'on leur écrive le moins qu'on peut ; car je ne puis souffrir ces gens qui écrivent seulement pour écrire, qui s'engagent volontairement sans aucune nécessité à recevoir cent lettres de personnes dont ils ne se soucient point ; et qui aiment en général à en recevoir et à en écrire, sans aucun choix; et en second lieu, je veux que lorsqu'on est contraint d'écrire de la sorte que vous l'entendez, qu'on ne mette dans ces lettres ni grand esprit, ni grande amitié ; car on se fait assurément tort, quand on écrit une fort belle et fort obligeante lettre, à une personne d'un fort médiocre mérite : c'est pourquoi il faut avoir d'une espèce de civilité tiède qu'on trouve quand on la cherche; afin de s'en servir pour ces gens qu'on n'estime guère, et qu'on n'aime point, lorsque quelques raisons de société nous engagent à leur écrire ; et il faut proprement en ces rencontres faire de ces lettres qu'on appelle des lettres de compliment, qui n'ont rien de particulier, rien de bien, ni rien de mal, qui ont quelques paroles, et peu de sens, qui n'engagent à rien, ni les personnes qui les écrivent, ni celles à qui on les écrit : et qui ont un certain caractère si universel, qu'elles conviennent presque à toutes sortes de gens sans convenir particulièrement à personne. 

En vérité, reprit Clélie, le jugement est bon à tout : car par exemple, on dirait qu'il n'y a rien plus aisé que d'écrire des nouvelles : cependant il ne laisse pas d'y avoir des personnes qui en écrivent bizarrement. Ce sont de ces gens, reprit Amilcar qui en écrivent bien souvent sans en savoir, qui croient tout ce qu'on leur dit ; qui l'écrivent sans ordre, et sans agrément ; qui s'amusent à mander des choses dont on ne se soucie point, ou peu agréables d'elles- mêmes, ou qui n'ont quelquefois plus la grâce de la nouveauté. Cependant il est certain qu'il n'est pas encore si nécessaire à une femme d'être jeune, pour être belle, qu'à une nouvelle d'être nouvelle pour être agréable ; et qu'il n'y a rien de plus importun, que de recevoir une longue relation d'une vieille aventure. Il est pourtant vrai, reprit Clélie, qu'il y a certains événements funestes qu'on s'avise de temps en temps de renouveler, et qui courent le monde comme s'ils venaient d'arriver ; ce qui est assurément assez incommode pour ceux qui les savent quand on les leur écrit. Mais à mon avis lorsqu'on fait de ces lettres où l'on raconte les choses qui arrivent, il faut bien songer quelles sortes de nouvelles plaisent aux personnes à qui l'on écrit ; car je suis assurée qu'il y a des gens qui n'aiment que ces nouvelles universelles dont la renommée se charge ordinairement, et qui ne veulent que des batailles gagnées ou perdues; des sièges de villes ; des embrasements ; des inondations de fleuves ; des soulèvements de peuples, et autres semblables choses : qu'il y en a aussi, qui ne se soucient guère de ce qui se passe par tout le monde, pourvu qu'ils sachent seulement ce qui se passe en leur quartier : c'est pourquoi il faut bien connaître l'humeur des gens à qui l'on écrit, quand on se mêle de leur mander des nouvelles. 

Vous avez raison Madame, reprit Amilcar, mais ce que je voudrais principalement que la belle Plotine nous dît, puisqu'elle semble s'y être engagée, serait dans quelles lettres il est donc permis de montrer tout son esprit, et de quelle façon il l'y faut montrer ? Vous le savez sans doute mieux que moi, répliqua-t-elle, mais pour vous faire voir que je suis capable de connaître la beauté de vos lettres galantes si vous m'en écrivez jamais, je vous déclare que ce sont les seules où je me connais, et que pour ces lettres qu'on appelle des lettres sérieuses, je n'y entends rien. Pour celles-là, reprit Amilcar, il est sans doute permis de se servir d'un style plus élevé. Car par exemple si Valérius ou Lucrétius écrivaient à Tarquin sur quelque matière importante, ou que des gens savants eussent un commerce de lettres ensemble, ils pourraient se servir à propos et de l'Histoire, et de la Morale, et de la Politique, et presque de toute la force de l'éloquence. Quoiqu'il en soit, dit Plotine, je n'y entends rien : mais pour les lettres galantes, je les connais admirablement. C'est proprement en celles-là où l'esprit doit avoir toute son étendue, où l'imagination a la liberté de se jouer, et où le jugement ne paraît pas si sévère qu'on ne puisse quelquefois mêler d'agréables folies parmi des choses plus sérieuses : on y peut donc railler ingénieusement ; les louanges et les flatteries y trouvent agréablement leur place; on y parle quelquefois d'amitié, comme si on parlait d'amour ; on y cherche la nouveauté; on y peut même dire d'innocents mensonges ; on fait des nouvelles quand on n'en sait pas ; on passe d'une chose à une autre sans aucune contrainte ; et ces sortes de lettres étant à proprement parler une conversation de personnes absentes, il se faut bien garder d'y mettre d'une certaine espèce de bel esprit qui a un caractère contraint, qui sent les livres et l'étude ; et qui est bien éloigné de la galanterie qu'on peut nommer l'âme de ces sortes de lettres. Il faut donc que le style en soit aisé, naturel, et noble tout ensemble ; et il ne faut pourtant pas laisser d'y pratiquer un certain art qui fait qu'il n'est presque rien qu'on ne puisse faire entrer à propos dans les lettres de cette nature, et que depuis le proverbe le plus populaire, jusques aux vers de la Sibylle, tout peut servir à un esprit adroit. Mais il se faut bien garder en ces occasions d'employer cette grande éloquence qui est particulièrement propre aux harangues ; et il en faut employer une autre qui quelquefois avec moins de bruit, fait un plus agréable effet; principalement parmi les femmes : car en un mot, l'art de bien dire des bagatelles n'est pas su de toutes sortes de gens. Je vous en assure, reprit Amilcar, et je puis même vous assurer encore qu'il n'appartient pas à toutes sortes de gens de le vouloir savoir. Mais aimable Plotine, faites-nous la grâce toute entière, et dites-nous bien précisément comment vous voudriez que fussent des lettres d'amour

Comme je n'en ai jamais écrit, et même jamais reçu, répondit-elle, je ne sais pas trop bien ce que je dois dire: cependant je me sens aujourd'hui en humeur de parler, et je ne vous refuserai pas. Mais d'abord je vous dirai qu'à mon avis il y a beaucoup plus de belles lettres d'amour qu'on ne pense. Je le crois aussi bien que vous, reprit Amilcar, mais il ne faut pas s'étonner si les lettres galantes font un grand bruit, et si les lettres d'amour en font peu : car on n'écrit les premières que pour être vues de tout le monde, et on n'écrit les autres que pour les cacher. Ceux qui reçoivent une belle lettre d'amitié se font honneur en la montrant ; et ceux qui reçoivent une belle lettre d'amour, se feraient honte en la publiant : ainsi il ne faut pas trouver étrange si l'on en voit si peu de bonnes, de cette dernière sorte. Joint qu'à parler véritablement, comme il y a bien un plus grand nombre de gens qui ont infiniment de l'esprit, qu'il n'y en a qui aient infiniment de l'amour, il ne faut pas encore s'étonner s'il y a moins de belles lettres de cette nature que de toute autre espèce ; puisqu'il est constamment vrai que pour écrire précisément comme il faut de ces sortes de choses, il faut aimer fortement, et être capable d'une certaine délicatesse de cœur et d'esprit, qui fait tout l'agrément de l'amour, soit en conversation soit en lettres. Mais, reprit Clélie, n'avez-vous pas dit tantôt qu'il ne faut pas employer trop d'esprit en ces occasions ? Je l'avoue, reprit Plotine, mais pensez-vous qu'il n'en faille pas quelquefois avoir beaucoup pour n'en montrer guère ? Ainsi on peut dire qu'encore que les lettres d'amour n'aient pas besoin de ce feu d'esprit qui doit briller dans les lettres galantes, il faut pourtant qu'il y ait quelque autre chose qui leur tienne lieu de cela, et que le feu de l'amour occupe la place de ce feu d'esprit dont je parle. C'est pourquoi je trouve que le véritable caractère des lettres d'amour, doit être tendre, et passionné ; et que ce qu'il y a de galant, de spirituel, et même d'enjoué dans ces sortes de lettres, doit pourtant toujours tenir de la passion, et du respect. Il faut que les expressions en soient plus fortes, et plus touchantes ; et il y faut toujours dire des choses qui aillent au cœur, parmi celles qui divertissent l'esprit. Il faut même si je ne me trompe, qu'il y ait souvent un peu d'inquiétude ; car les lettres de félicité ne sont nullement bien en amour. Ce n'est pas qu'on n'y puisse avoir de la joie ; mais après tout il ne faut jamais que ce soit une joie tranquille, et quand même on n'aurait point de sujet de se plaindre, il s'en faudrait faire pour son plaisir. Vous dites cela si admirablement, reprit Amilcar", que quand vous n'auriez fait autre chose toute votre vie que d'avoir de l'amour, vous n'en parleriez pas mieux. Si je n'en ai eu, répliqua-t-elle en souriant, j'ai des amies qui en ont eu pour moi, et qui m'ont appris à en parler. Mais enfin il faut qu'une lettre d'amour ait plus de sentiments que d'esprit ; que le style en soit naturel, respectueux, et passionné : et je soutiens même qu'il n'y a rien de plus propre à faire qu'une lettre de cette nature ne touche point, que de la faire trop belle. Aussi est-ce pour cela qu'il y a si peu de gens qui puissent bien juger des lettres d'amour : car pour en être juge équitable, il faut se mettre à la place de ceux qui aiment ; il faut comprendre que c'est leur cœur qui parle ; il faut entendre cent petites choses que ceux qui s'écrivent entendent bien, et que les autres n'entendent point: et il faut enfin savoir faire une distinction fort délicate, de la galanterie des lettres d'amitié, d'avec la galanterie des lettres d'amour. Au reste, ajouta-t-elle, j'ai ouï dire à un fort honnête homme, que pour l'ordinaire les femmes écrivent mieux des billets d'amour que les hommes ; et pour moi je pense qu'il avait raison. Car lorsqu'un amant a résolu d'écrire tout à fait ouvertement de sa passion, il n'y a plus du tout d'art, à dire toujours « Je meurs d'amour » : mais pour une femme, comme elle n'avoue jamais si précisément d'en avoir, et qu'elle en fait un plus grand mystère, cette amour qu'on ne fait qu'entrevoir plaît davantage, que celle qui se montre sans façon. Mais à ce que je vois, dit Clélie, il faut que les lettres d'amour d'un amant, et d'une amante", soient différentes : n'en doutez nullement, reprit Plotine, car il faut que l'amour et le respect l'emportent dans les lettres d'un amant ; et que la modestie et la crainte se mêlent à la tendresse de celles d'une amante. Mais aimable Plotine, reprit Amilcar ; puisque vous en savez tant, dites-moi encore s'il est permis de faire de longues lettres amoureuses : car j'ai un ami qui dit qu'il faut toujours que les billets d'amour soient courts. A parler de toutes sortes de billets en général, reprit Plotine, je pense qu'il est bon qu'ils ne soient pas excessivement longs ; mais ce serait une plaisante chose, si l'on trouvait mauvais deux personnes qui s'aiment infiniment, qui ne se parlent guère avec liberté, et qui ont mille petits chagrins à se faire entendre, ne pussent s'écrire ce qu'ils ne se peuvent dire; et que l'amour qui est une passion d'exagération qui agrandit toutes choses, n'eût pas le privilège de pouvoir quelquefois faire écrire de longues lettres. Car le moyen d'enfermer beaucoup de passion, en peu de paroles ; le moyen de mettre beaucoup de jalousie, dans un petit billet; et de faire passer tous les sentiments d'un cœur amoureux dans un autre avec trois ou quatre mots seulement ? Pour ceux qui écrivent des billets galants, ajouta-t-elle, il leur est aisé d'en faire de courts, où il y ait pourtant beaucoup d'esprit, parce qu'ayant leur raison toute libre ils choisissent les choses qu'ils disent, et ils rejettent les pensées qui ne leur plaisent pas. Mais pour un pauvre amant, dont la raison est troublée, il ne choisit rien, il dit tout ce qui lui vient à la fantaisie, et ne doit même rien choisir ; car en cas d'amour on n'en saurait jamais trop dire ; et on ne croit jamais en avoir assez dit. Ainsi je soutiens qu'il n'est point défendu de faire de longs billets, pourvu qu'ils aient partout le caractère que l'amour leur doit donner, et qu'à parler sincèrement rien ne mérite plus de louange qu'une belle lettre d'amour : car enfin malgré ce que j'ai dit tantôt, je crois que quand on en écrit, on a l'esprit si occupé, et si partagé, qu'il est beaucoup plus difficile d'écrire bien, qu'en toute autre occasion. Ce n'est pas, comme je l'ai dit, que ce ne doive être le cœur qui s'en mêle, mais c'est que quelquefois le cœur est si trouble qu'il ne sait pas trop bien ce qu'il sent. Mais de grâce, dit Amilcar, qui sont ces amies qui vous ont si bien appris à parler d'amour : elle a été confidente d'une passion si galante, reprit Clélie, que si vous saviez tout ce qu'elle sait, vous ne vous étonneriez pas de l'entendre parler comme elle parle.



Madeleine de Scudéry, Clélie une histoire romaine, tome IV, 1655, in
"De l'air galant et autres conversations (1653-1684), pour une étude de l'archive galante, édition établie et commentée par Delphine Denis, Champion, 1998, pp. 147-158

 


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