Philippe Forest ou la résistance de la modernité

« Toute pensée vraie est une pensée intempestive.»

(Ph. Forest, Rien n'est dit, p.19)

        Marcel est enthousiasmé par le récent opus de Philippe Forest, Rien n'est dit, Moderne après tout (Seuil, avril 2023). Le projet de cette vivifiante histoire des avatars de la modernité tend à démontrer que la parole littéraire n'a pas renoncé à l'exigence du "vieil idéal moderne". On a en effet trop vite enterré l'idée de modernité, à grand coups de théories définitives comprenant pêle-mêle la fin des idéologies et des systèmes, la mort des utopies, l'épuisement des avant-gardes, l'avènement de la post-modernité. On a surtout cru en finir avec l'idée d'une littérature conçue comme pôle de résistance au Réel, voire comme son refus. Philippe Forest fait entendre ici la toute petite voix d'une expérience littéraire « perplexe, inquiète, irréconciliée». 
        Tandis que la nouvelle doxa littéraire ne cesse d'assigner à la littérature la fonction de "dire le monde", c'est-à-dire de renouer avec la vieille tradition mimétique, écouter un auteur rappeler dans une langue impeccable que la littérature peut être aussi une forme de protestation « qui ne se soumette pas à la grande tyrannie positive du présent » (p. 18) nous a paru formidablement réconfortant.

Pour mémoire : Philippe Forest (né en 1962) est un écrivain et essayiste français. Son oeuvre romanesque a d'abord été centrée sur l'expérience du deuil. Il est par ailleurs l'auteur d'une oeuvre théorique abondante et variée, consacrée entre autres à Aragon, aux rapports entre le roman et la réalité,  à l'écriture de soi. 


Le propos du livre

        Le propos de l'essai qui suit consiste à questionner le moment présent afin de découvrir les conditions de possibilité qui ne renonce pas à l'exigence — de nouveau formulée — du vieil idéal moderne. Du présent dont nous malgré tout les contemporains, nous ne savons littéralement rien. C'est la raison pour laquelle, s'il veut ouvrir les yeux sur la situation qui est la sienne, chaque individu doit entreprendre pour son propre compte le récit qui lui rendra intelligible le cours que le temps a suivi jusqu'à lui. Cela signifie : se raconter à sa seule intention toute l'Histoire avant soi, la récapituler à sa manière de telle sorte que le point présent où l'on se tient puisse se prévaloir de toute la somme accumulée des énergies antérieurement dépensées dans la durée sans fond du passé. (pp. 14-15)

Qu'appelle-t'on la "réconciliation" ?

        Cette réconciliation dont témoigne et que prône une certaine littérature actuelle, comme on vient de le noter, est double. Il s'agit d'abord de réconcilier la littérature avec elle- même. À ce titre, il convient de la dispenser de la prétendue nécessité de s'interroger perpétuellement sur elle-même en remettant continuellement en cause les formes qu'elle emprunte et en se confrontant aux apories sur lesquelles elle bute. Si l'on examine ce qui s'écrit, se dit et s'enseigne aujourd'hui, le licu commun le plus insistant concerne la façon salutaire dont, afin d'échapper à la disparition que, de négation en négation, elle avait coupablement et suicidairement programmée, la littérature aurait rompu avec le pernicieux « formalisme» ayant précédemment prévalu au temps des avant-gardes - passons sur ce point, car définir comme « formalistes », ainsi qu'on l'a amplement démontré, les avant-gardes constitue une simplification très abusive, particulièrement dans les cas du romantisme, du surréalisme et même en ce qui concerne la littérature la seconde moitié du XXème siècle. [...] Cessant de se prendre pour objet essentiel, la littérature ne se dit plus elle-même mais s'attache de nouveau, comme elle n'aurait jamais dû cesser de le faire, à dire le monde. (pp. 424-425)

Contre une littérature réconciliée (état d'un lieu)

La littérature se réconcilie avec elle-même. Disons plusi que, refermant la parenthèse critique de la modernité, elle considère, sans même avoir vraiment à se justifier aux yeux d'un lectorat majoritairement acquis à sa cause, que rien n'es plus naturel que de se glisser dans le vieux moule d'un modèle mimétique inchangé et soustrait à toute forme de suspicion théorique comme à toute mise en cause - ou même: à toute mise en perspective. 
Mais le plus étonnant – le plus discutable – se situe sur un autre terrain. Se réconciliant avec elle-même — en réassumant ainsi la mission de dire le monde, la littérature se réconcilie aussi avec le monde — puisqu'elle souscrit au projet de le dire derechef, s'en faisant à nouveau le miroir, et même si elle le fait d'une façon accessoirement et marginalement critique. Du coup, elle renonce à se réclamer de ce «démon moderne de la négation » qu'invoquait Leiris — comme Baudelaire avant lui — et qui exigeait, contre toute raison peut-être, que l'écrivain, poétiquement, philosophiquement, politiquement, s'oppose au présent. Il ne s'agit plus ni de «transformer le monde » ni de « changer la vie », comme y appelait, avec Marx et Rimbaud, André Breton. Plutôt, et comme il ne l'aurait jamais dit parce qu'une pareille perspective l'aurait révulsé, de montrer comment il convient de se réconcilier avec la réalité. Reprenant les thèses de Dominique Viart, et avec elles celles qui ont désormais valeur de doxa critique, les prolongeant et surtout les actualisant, Alexandre Gefen, dans son essai Réparer le monde (2017), propose le panorama le plus juste qui soit relativement à la littérature d'aujourd'hui. Avec pertinence et le sens de la mesure qui convient, il pèse le pour et le contre, n'ignorant pas les formes contrastées et parfois douteuses - sous lesquelles se présente le phénomène qu'il analyse. Mais que le constat qu'il défend dise vrai, réfléchissant objectivement l'état actuel dans lequel se trouve le roman français, ne signific pas pour autant que l'on doive donner son assentiment à ses présupposés autant qu'à ses implications. La ligne directrice très lisible de sa démonstration, sa thèse, consiste à établir que la littérature aurait substitué au projet émancipateur propre à la modernité passée un projet d'une autre nature, visant cette fois, et comme l'indique le titre de son essai, à « réparer le monde » plutôt qu'à le changer. Programme dans lequel on retrouve – mais avec l'idée de révolte en moins la formule fameuse de Camus appelant à ne plus refaire le monde mais à empêcher qu'il ne se défasse. 
Telle serait la « littérature remédiatrice » d'aujourd'hui, liée depuis le début du xxr°siècle à l'émergence d'une conception "thérapeutique" de l'écriture et de la lecture, celle d'une littérature qui guérit, qui soigne, qui aide ou, du moins, qui "fait du bien"». Cette conception se trouverait illustrée exemplairement par le roman de Maylis de Kerangal à laquelle il appartient de dire si elle se reconnaît ou non dans les intentions qu'on lui prête, Réparer les vivants, que Gefen, soulevant le problème qu'il pose mais faisant l'éloge du livre, commente ainsi : « Au risque de refaire de l'épopée avec des traumas et d'héroïser esthétiquement le malheur, Maylis de Kerangal entend faire du beau avec du bien et du bien.» (pp. 426-428)


Un piteux retour en arrière


        Avec des différences, bien sûr entre ceux qui l'analysent et ceux qui l'illustrent — mais qui en général, ne l'analysent que pour mieux l'illustrer —, et qui le font sur un ton plus ou moins perplexe ou plus ou moins assuré — de moins en moins perplexe et de plus en plus assuré —, on a affaire à un programme d'une grande cohérence. Il se caractérise d'abord — répétons-le, car c'est en cela qu'il concerne notre propos — par l'affirmation que la parenthèse du moderne — et avec, celle des avant-gardes — se trouve désormais heureusement refermée. [...]
        Qu'elle relève du post-modernisme ou de l'anti-modernisme ou qu'elle se dispense de ces deux références auxquelles elle emprunte pourtant pareillement ses arguments, une telle affirmation vaut donc comme condamnation du moderne. Il est tenu tantôt pour une longue mais transitoire erreur que la littérature aurait dû s'éviter, tantôt pour le moment –indispensable mais également transitoire – d'une négation qui exigeait à son tour d'être niée pour se trouver dialectiquement dépassée afin que sonne l'heure de la synthèse - autrement dit : de la réconciliation. En conséquence, en vient-on à penser, il conviendrait de s'en remettre aux principes simples et sains qui prévalaient auparavant. L'idée qu'existerait une «essence » de la littérature, indépendante de l'époque ou du lieu, est désormais unanimement condamnée comme d'une confondante naïveté – elle mériterait cependant examen. Pourtant, alors même qu'elles sont déclarées sans rapport l'une avec l'autre, la « littérature d'après la littérature » ressemble à s'y méprendre à la conception que l'on se faisait autrefois de la littérature - à l'âge de la littérature d'avant la littérature ». Quelles que soient l'actualité des sujets dont elle traite ou la langue dans laquelle elle les exprime, elle a un air très « classique »- ou plutôt : « néo- classique ». Il s'agit à nouveau - et comme on l'expliquait déjà dans l'Antiquité - pour l'écrivain de « plaire » et de « servir ». Pourquoi pas, d'ailleurs? Tout dépend de ce que l'on entend par ces deux verbes - dont il faudrait également se demander ce qu'ils signifiaient vraiment hier et ce qu'ils veulent dire si on les remet en usage aujourd'hui.
        Plaire ? C'est précisément ce que l'industrie culturelle demande à l'écrivain, réduit au rôle d'amuseur, modeste artisan déjà démodé et contribuant à la mesure de ses minimes et modestes moyens à l'immense entreprise planétaire qui manufacture les divertissements qu'elle diffuse et monnaye prioritairement sur les écrans. Servir? Aussi, mais à la stricte condition, pour l'écrivain, que les positions qu'il prend – si critiques qu'elles puissent superficiellement paraître - apportent la preuve de leur utilité sociale, mettant en récit la juste cause au nom de laquelle on retisse du lien, on répare et guérit, exaltant la salubre nécessité d'un certain « vivre-ensemble ». Disons que, sous le régime du « consensus » tel que l'analyse Rancière, la littérature ne vaut plus que si elle plaît et que si elle sert, mais étant entendu qu'elle ne plaît plus qu'en servant et qu'elle ne sert ー et qu'elle ne sert plus qu'en plaisant. Ayant abjuré la foi funeste qu'elle professait et qui faisait d'elle le suppôt du « démon moderne de la négation », la littérature, comme on l'a vu, se réconcilie avec elle-même et se réconcilie avec le monde. L'un ne va pas sans l'autre. Elle revendique de raconter à nouveau, fabriquant des intrigues qui, épargnées par toute forme de questionnement critique, soient porteuses d'un sens — voire d'un message. Et, du même coup, elle revendique également que les fictions qu'elle façonne puissent contribuer à la représentation que la société, l'orchestrant à des fins clairement intéressées, propose d'elle-même. (pp. 429-432)



 Philippe Forest, Rien n'est dit, Moderne après tout, Seuil, avril 2023, 462 pages.


 


 

 

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