Starobinski, « Pour un portrait »


Delacroix, "jeune orpheline" (1824)

« ...les mots viennent se former sur cette impénétrable et légère opacité qu'on dirait faite avec la cendre de toutes les paroles perdues... » (Starobinski, in  La Beauté du monde)
 

       

         Marcel ne comprend pas très bien comment ce texte de Starobinski a pu si longtemps lui échapper. C'est en chassant la critique sur la représentation littéraire (on ne peut pas toujours tirer les lapins) qu'il le découvre, attiré par la simplicité du titre « Pour un portrait ». L'article, publié pour la première fois en 1944, est issu du beau volume publié dans la collection Quarto qui rassemble les écrits esthétiques de l'auteur (littérature, peinture, musique). Les textes de Starobinski sont toujours de petites méditations qui révèlent leur secret dans l'énigme même qui les a suscitées. Aussi sans plus attendre,  Marcel vous laisse apprécier ce beau texte qui réfléchit sur les mystères de la parole, le frisson qu'éprouve le poète — au sens large de ce terme — au moment où il s'apprête à capter un morceau de réalité encore vierge de toute représentation, et l'audace dont il a besoin pour affronter une matière qui toujours se dérobe. 


        La seule peinture d'un visage devrait suffire... Et pourtant elle ne suffit jamais. L'éclat et la tension du regard, l'expression du sourire, le modelé inégalable des chairs, tout l'univers de signes qui gouverne une face vivante --tout cela n'élucide rien, tout cela ne fait au contraire que sceller le mystère de l'esprit qui l'habite. Le mystère s'empare ici d'une matière sensible qui consent secrètement à son influence; il se donne un foyer pour s'y concentrer et pour en diverger à la façon d'un rayonnement... Un portrait n'est jamais que l'attestation du passage d'un être à travers les étroites allées de ce monde. Étrange passage, dont nous tentons de retenir une forme qui soit vérité. Mais cet homme que je vois et que je tente de peindre, je ne fais que mieux l'établir dans sa séparation, en construisant l'image qu'il confie aux regards étrangers. Il est en droit de ne pas se reconnaître dans l'approximation que j'invente de lui, et jusque devant la ressemblance limpide que lui renvoient les miroirs il pourra s'étonner (ou se réjouir) de voir sa profonde identité si bien défendue par la simplicité d'un visage de chair. Celui qui poursuit sa propre connaissance y trouvera son tourment: rien, dans son visage, qui le dénonce, rien qui l'annonce à lui-même, rien non plus qui le trahisse; il est impénétrable sans avoir à se masquer. Son image lui est toujours assez étrangère pour qu'il puisse se surprendre à l'aimer. Et si hardie qu'elle soit dans l'affirmation de ce qu'elle ose être, cette figure si nue, si exposée, ne cesse jamais d'être inaccessible. Tant de réalités qui affleurent sont là comme des chiffres; mais qui peut les comprendre? Ce ne sont que les crêtes dernières d'un univers qui se perd (dans quel lointain?). Tout ce que je crois y lire est aussitôt repris par la distance, éloigné de ma connaissance certaine - une absence acharnée ne cessant de miner tous les signes de la présence - comme si l'insondable nuit affluait de l'intérieur pour protéger ces traits que la lumière assaille trop vivement. Une présence, ce visage ne peut l'être que parce qu'il trace une frontière fragile entre le monde "obscur" de l'homme intérieur et le jour visible qui baigne les espaces de l'univers commun. Et peut-être que toute présence vivante n'est jamais que cette même rencontre de deux grands mondes antagonistes et pourtant indivis - le monde de l'extériorité et le monde non moins réel de notre solitude, qui se pénètrent et qui se donnent réciproquement appui. C'est par cette confrontation de la lumière et de l'ombre qu'un visage se définit, c'est ce contact insensible qui le sculpte dans sa limite (toujours provisoire) et dans sa fatalité (toujours inéluctable). Merveilleux équilibre, glorieux et précaire! Et quelle tâche pour la conscience qui tentera d'en dominer le conflit secret. Passant de l'homme à la nature entière, l'œil du contemplateur rêve que l'arbre sous son écorce, et l'animal, et toute existence, reçoivent leur forme à ces mêmes confins de la ténèbre profonde et de l'espace. Devant lui, tout le vaste paysage répète sans fin cette même naissance, ce même gonflement de l'âme noire à la rencontre du jour. 

        Quelle définition le poète acceptera-t-il? Ne sera-t-il pas, au contraire, celui qui refuse toute définition? Et s'il la refuse, ce n'est pas qu'il cherche à se fuir lui-même, c'est qu'il est en mal de son identité. Il sait qu'il n'a pas encore atteint toute sa croissance spirituelle, et bien plus, il sait qu'il n'a pas encore pris naissance. Naître à soi-même, prendre naissance (et quelle force il faut pour cette prise!), il ne le pourra que lorsqu'il cessera d'être cet exclu qu'il est encore, et lorsqu'il aura uni son visage avec le visage des créatures qui l'appellent vers l'existence. Pour lui, il n'y aura d'accession à soi qu'à travers le monde (et d'abord à travers le monde inconnu qu'il porte en lui). Devenir ces forêts et ce ciel, devenir cette rivière toute proche, cette route et ce pont qui conduisent ailleurs, devenir leur voix, poursuivre l'amour en qui se perdre et se trouver !... Le monde est encore dans le suspens qui attend l'irruption de la parole. Quelque chose va exister pour la première fois, quelque chose va tirer sa forme de l'absence et du silence où plongent ses racines. Et le poète éprouve cette imminence jusque dans l'indétermination de sa liberté intérieure. Son audace grandit et se prépare, sans rien savoir du destin qu l'attend. Une énergie (une «fureur») lui vient, qui est encore sans objet, mai déjà sans repos; elle ne trouvera son vrai point d'application que dans l'ins tant où l'acte créateur décidera entre les possibles. Sous le regard du poète la consistance du monde est redoutable et provocante, comme un diamant que rien n'aurait encore rayé. Toutes les valeurs transmises, toutes les traditions du langage ne représentent pour lui que des appuis provisoires. La réalité dans laquelle il cherche à s'avancer est encore ce qu'elle était au premier jour, avec ses immenses complexes de force toujours vierge, cette matière organisée désorganisée à perte de vue, cette blessure toujours ouverte. Un regard suffit et toute l'expérience antérieure s'annule. Tout se passe comme si nulle syllabe n'avait jamais retenti dans le monde, comme si la parole d'Adam n'avait suffi pour nommer et recenser la création. Le monde n'a pas encore reçu de l'homme son vrai vocabulaire, et l'homme n'a pas encore reçu possession du monde. Le vrai langage est toujours « en espérance », et le chant est toujours attendu... Et pourtant, des siècles de langage, dont le poète n'est que l'héritier, n'ont cessé de poursuivre cette invincible nouveauté qu'on ne capture pas et qui se reconstitue sans cesse autour de nous. Des siècles de langage, et tout est perpétuellement à recommencer, tout est à reprendre par l'étonnement élémentaire. Tout ce qui fut élaboré par la parole est condamné à demeurer sans action visible sur l'univers. Seul le langage — l'instrument — se transforme et s'altère. De proche en proche, les poètes, en quête d'efficacité décisive, ont cherché à réinventer l'usage des mots, mais tout se passe comme si nulle victoire ne pouvait être héritée, nulle avance gagnée, nul secret transmis : il n'y a pas de continuation dans l'action. Et s'il y a quelque chose qui se répercute et qui persiste d'âge en âge, c'est seulement l'impossibilité — l'impossibilité où se trouve le poète d'être autre chose que le continuateur d'un «échec qui se perpétue». L'histoire du langage n'appartient qu'au langage et ne laisse pas de trace dans le monde. C'est peut-être dans la fureur de sa permanente inefficacité que la parole reçoit l'impulsion de son dynamisme et les mouvements exaspérés de son progrès. Combien vaines ses ambitions cosmiques! Les astres ni les montagnes ne vacillent sur son injonction... Il n'y a que notre regard qu'elle fera changer, et c'est le plus grand pouvoir auquel elle puisse prétendre. Du moins c'est là son seul espoir d'atteindre le monde, et c'est par cette voie seulement qu'elle deviendra capable de transmutation. Il faut qu'elle soit entendue et qu'elle murisse dans le cœur de l'homme; il lui faut cet accueil et ce retentissement, cet ami ou ce peuple entier qui écoute. Les objets qu'elle veut toucher ou créer, elle ne les suscitera que par l'entremise de l'âme où elle s'ouvre accès. Son œuvre ne s'achève pas dans le monde, mais dans l'homme. Et nous voici modelés par elle. Ce qu'elle instaure en nous finit par nous constituer (si nous lui faisons confiance). L'homme se construit selon la parole qu'il entend... Les mots ne seront pas proférés en vain si l'homme trouve en eux ce qui intensifie sa joie ou son angoisse d'être au monde. Sa propre présence lui devient une grave et riche promesse. Le temps (les zones fécondes du temps) s'ouvre devant lui. Saisi par le poème parfait, le lecteur devine que les mots le préfigurent lui-même. Il se voit dans un étrange miroir, où la figure habituelle s'est effacée pour faire place à un « double » plus vrai, plus profondément ressemblant, qui semble venu d'un monde perdu et presque retrouvé. Les mots (qui font appel à notre âme future, ou la plus ancienne) lui enjoignent de venir au secours de notre faiblesse, ou de notre nostalgie. Au milieu de nous, le poète parle. Et soudain, c'est comme si sa voix nous quittait pour s'aventurer loin au-devant de nous. Qui parle à travers ce rêve ou cette lucidité qui ne lui appartient plus tout à fait ? Quel nouvel homme, quel dieu, quelle figure démoniaque s'inventent, encore inconscients, encore mal dégagés de la grande syntaxe organique qui prolonge peut-être en nous la poussée créatrice de la nature?

 Celui qui a le don de dire sent qu'il participe à un acte inépuisable, dont ne sera jamais tenu quitte. On n'imagine pas le Livre qui tarirait toute poésie. Il y a toujours autre chose qui n'a pas encore trouvé accès dans la parole; il y a toujours cet appel obscur des réalités ignorées qui n'en peuvent plus d'être passées sous silence et qui supplient le poète de franchir le peu d'espace qui les sépare encore. Mais saura-t-il jamais vaincre complètement cette distance?... La nécessité de la création poétique est de se faire mouvement. Elle appartient à ce qui attend, et l'attente est universelle. Elle fait mieux encore que d'explorer les possibles, elle s'avance dans l'improbable; elle imagine des miracles qui n'auront jamais lieu. Sa loi est celle qui fait grandir les êtres ; elle se confirme elle-même à mesure qu'elle efface et qu'elle transforme ce qu'elle a été. Elle se nie sans se trahir. Elle justifie et fertilise ce qu'elle abandonne par ce qu'elle invente. Il lui faut se dépasser constamment, renouveler sans cesse l'acte formateur dans lequel elle prend conscience de son existence. Et cet acte formateur, je le nommerai : cette pression, ou cette violence, qu'elle exerce contre ce qui lui résiste. 

        Ce qui lui résiste. Il est donc un point où l'énergie créatrice bute, il existe des réalités que sa force ou son abandon amoureux n'intègre pas. Quelque chose vient faire obstacle à son dynamisme. Il y a un impossible qui lui est opposé, qu'elle voudrait dissoudre ou forcer. C'est là qu'elle finit par rencontrer ses limites, au moment où son effort s'épuise devant ce qui le contient et lui fait affront. Mais l'interdit, en circonscrivant l'ambition du poète, lui donne un visage. Elle doit sa forme à l'irréductible auquel elle se heurte et s'arc-boute. En cela aussi elle partage la loi de la créature vivante: elle doit accepter la nécessité qui la finit. Ou sinon, qu'elle s'abîme et se brise, qu'elle provoque sa propre destruction par l'excès de la tension qu'elle s'impose! 

        Ce qu'il est, le poète ne le doit peut-être qu'à ce qu'il affronte. Et, pour s'accomplir lui-même selon son ambition, sans doute a-t-il besoin d'un combat à la proportion de l'univers. Non pas un combat de haine, mais un antagonisme amoureux, une étreinte obscure et connaissante. Quelle lutte l'attend ! Quelles tentations d'orgueil dans ses victoires, quel désespoir dans ses défaites! 

        L'affrontement est partout, pour le poète. Autour de lui, à l'intérieur de lui quelque chose existe qui le réprime ou qui l'étouffe, et dont il faut avoir raison. Quelque chose qu'il faut briser, ou charmer, ou encore délivrer. (Dans le mythe grec, on jette des gâteaux de miel, on endort par la musique les monstres qui interdisent l'accès des portails profonds.) Il y a toujours cet adversaire anonyme qui fait obstacle à la bouche qui prononce, ce vide qui cherche à s'emparer des mots à mesure qu'ils naissent. Il y a des frontières qui doivent être forcées des intensités qui doivent être gagnées sur le froid et sur l'indifférence, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Et il faut forcer les défenses de ces réalités sauvages dont nous cherchons l'amitié... 

    L'affrontement est partout. Son terme extrême est la tension héroïque. Mais l'affrontement n'est-il pas déjà engagé dès les premiers mouvements de la poésie et les plus simples linéaments du chant, là même où nulle ambition « supérieure » ne cherche à se déployer ? Dès l'instant où le poète accueille le premier appel intérieur qui demande à se faire jour en une voix, dès le premier tressaillement de la parole, il doit savoir surmonter toutes les puissances qui répriment la montée du chant, il doit venir à bout de ce mutisme qui s'oppose jaillissement des mots, délivrer l'essor des images de toutes les inerties qui le freinent. Le chant le plus ingénu, la ligne mélodique la plus humble n'existe jamais qu'au prix d'une victoire toujours menacée sur une « matière » adverse qui lui résiste. C'est dans cette matière avare et nulle que le poème se grave, c'est en elle qu'il mord — comme s'il devait être une entaille de feu sur un bloc de nuit ou de néant massif. Il faut à la parole ce négatif qui la fait exister en la repoussant : ainsi peut-elle nous devenir visible, détachée sur ce qui la refuse et la nie - la lettre noire sur le blanc de la page. Cette résistance muette est l'authentique support du poème; et comme les figures sur l'écran, les mots viennent se former sur cette impénétrable et légère opacité qu'on dirait faite avec la cendre de toutes les paroles perdues... Il y a là quelque chose d'insaisissable qui prend consistance pour s'opposer au chant, une limite qui se reforme toujours plus loin à mesure que l'on croit la dépasser. Seul peut-être la surmonte le silence que le poème crée pour s'y absorber, ce silence d'après les mots dont nous poursuivons en pensée la victoire... Mais les enfers (ou les cieux) sont toujours plus vastes que le chant d'Orphée. Une aire inviolée cercle les plus hautes paroles. Leur propulsion dans l'espace spirituel ne les conduira pas plus loin (pour cette fois du moins). Mais là où meurt la dernière vague du chant, devant cette grève à jamais étrangère qu'elle n'a plus la force d'envahir, là où le chant s'éteint face à ce qui ne lui appartient plus, là où il rencontre « l'autre » irréductible — là se trouvent les vraies frontières de la poésie, la ligne idéale qui trace le visage d'un poète. L'insurmontable est tendu sur sa face et en prend l'effigie comme un voile de Véronique. Le portrait du poète est aux confins de son chant; pour nous, cette limite demeure secrète. Y a-t-il là jamais rien qui s'achève définitivement? Le futur ne demeure-t-il pas ouvert à cette musique qui grandit comme un arbre dans la liberté du ciel? Car il est vrai que les grandes œuvres ont le don de croître ainsi dans le temps, alors même que la main qui les a formées s'est glacée. 



Jean Starobinski, « Pour un portrait », in La Beauté du monde, la littérature et les arts, Gallimard "Quarto", 2016 pp. 871-875 





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