La Dispute de Patrice Chéreau : de la farce au conte sadien

     

les salissures du vêtement s'accentuent
 à mesure que grandit la corruption
 de l'innocence.

 Puisque le théâtre de Marivaux et en particulier La Dispute est au programme cette année, Marcel s'intéresse ici à la mise en scène mythique de Patrice Chéreau en 1973 puis 1976, mise en scène d'autant plus mythique qu'on ne dispose d'aucune captation, et qu'on ne peut se la représenter qu'à l'aide des rares images disponibles ou des discours (très nombreux au contraire) qui ont commenté cette mise en scène. Jean Goldzink, dans la présentation de la pièce pour l'édition GF s'émerveille à juste titre de la métamorphose que Chéreau a fait subir à la pièce : 

    D'une pièce dense, elliptique, presque décharnée, Chéreau a fait, par l'alchimie du théâtre et le secours d'un Prologue, un opéra magique, une fête nocturne, maléfique, mortelle — belle comme une blessure.

    Une telle métamorphose n'est compréhensible qu'à condition de voir un peu dans le détail les modifications que le metteur en scène apporte à la pièce, et pour commencer le texte programmatique qui accompagne la mise en scène : 

    Le spectacle que vous allez voir est composé de deux parties : mais dans la première, on ne parle en fait que de la seconde, on en définit les contours sensibles, on en dessine le besoin en creux. 
    Les deux parties sont de Marivaux, mais l'une — celle qui se jouera sur le plateau — est un conte noir La Dispute, que l'auteur écrivit alors qu'il avait près de soixante ans et qu'il sentait le besoin de parler de la vie et de l'adolescence, tandis que l'autre — celle qui se jouera parmi vous dans la salle — nous l'avons tirée de ces vagabondages en prose qu'il écrivit sa vie durant et qui lui permettaient de parler légèrement des sujets les plus graves.
    Voici, devant vous, autour de vous, un plateau. Voici des gens, un Prince, une Princesse, une Cour. Tout à l'heure, ils parleront de deux mondes: l'un est la Nature, cachée là, derrière le rideau du théâtre, c'est le plateau ; l'autre est le monde des Chimères, c'est-à-dire nous, la salle, les spectateurs. 
    Au milieu de ce paradoxe, l'abime mystique : fosse d'orchestre, un gouffre qui s'illumine au début des représentations quand on entre dans une salle, cette crevasse grinçante des instruments qui s'accordent, qui profèrent des oracles et d'où sortiront des sons, des concerts et des vapeurs sulfureuses, et que, la mort et l'heure venue, il faudra traverser pour passer dans l'autre monde. 
    Et voici un rayon de lumière qui se réfracte et un système solaire qui se met en branle : un cabinet de physique ou d'astronomie.
    Et voici quelqu'un habillé de blanc qui cherche refuge parmi nous, c'est une Princesse, elle a fait un cauchemar, elle cherche à s'en souvenir ; elle veut être seule, on la persécute ; le Prince, son amant, lui offre une fête, elle refuse et prend peur. Tous ces gens se comprennent à demi-mot, semble-t-il, et vivent dans l'impatience et l'inquiétude. 
Une brève conversation s'instaure dont nous sommes les spectateurs, elle aura trois mouvements très rapides comme un concerto. La Princese raconte son rêve ; c'est une étrange prémonition : elle a vu un palais dans un jardin, mais ce jardin était abandonné, les fleurs y croupissaient, l'air était vide de toute senteur, un jeune enfant était là, dans son rêve, qui s'est offert à la guider : dans ce palais magnifique vit un monstre qu'on appelle « Amour », et si les fleurs ne poussent plus, c'est, dit l'enfant, que l'amour ne règne plus parmi les hommes ».
  Un calme précaire s'étend sur ces êtres inquiets, les cœurs voudraient se reposer, chacun trouve alors un peu de temps pour apprendre à se connaître et parle fugitivement de soi ; c'est l'adagio de notre concerto, un adagio fébrile. 
  
Hermiane traquée, moquée par les suivantes,

   Une jeune suivante pense que le plus sûr moyen de reprendre le goût du plaisir est de s'y abandonner; une femme âgée, qui semble en savoir long, nous résume sa vie, où tout n’était qu'amour sans qu'il n'en ait jamais été question. Le Prince se taisait, maintenant il perd patience. 
    Le spectacle qu'on lui donne ici est insuffisant, il lui faut des lucidités plus terribles. Et voici qu'il raconte à son tour une histoire — une prémonition, encore. 
Il jette en pâture à ce monde enfantin le spectacle de la mort et se réjouit un peu de l'effroi qu'il provoque. Enfin, il force les dernières défenses. Il avait parlé d'une fête, il ne s'agit plus de cela. Il nous convie plutôt à une fête noire, à une expérience terrible, il faut sonder les rêves et les cœurs, explorer les gouffres qui sont cachés en nous. Le soir tombe. Le Prince : « Je vais vous donner un portrait des hommes avec qui vous vivez, je vais vous lever le masque qu'ils portent. Vous savez ce qu'ils paraissent et non pas ce qu'ils sont. Vous ne connaissez point leurs âmes, vous allez les voir au visage, et ce visage vaut la peine d'être vu. » dans l'autre monde, le rideau s'ouvre. 
    On se rebelle, on prend peur, rien n'y fait; on passe dans l'autre monde, le rideau s'ouvre. Et la cour pénètre dans un lieu mystérieux, ce pourrait bien être palais dont la Princesse a rêvé, mais c'est autre chose aussi. La forêt est bruissante, la lune laisse apparaitre des architectures et le Prince se plaît à rappeler une dispute qui l'avait opposé la veille à la Princesse. Dispute anodine, mais qui ouvre maintenant sur un projet qui ne l'est point. (Patrice Chéreau, La Dispute, in L'Epreuve, La Dispute, Les acteurs de bonne foi, édition Godzink pour GF 

    Mais ce n'est pas tout. Comme l'indique lui-même Chéreau dans le programme, le texte de La Dispute est précédé d'un montage de textes de Marivaux empruntés à sa correspondance, à ses essais et à certaines scènes de son théâtre,  dont la scène d'exposition de La double inconstance, où Silvia est devenue la Princesse Hermiane, tandis que Trivelin est remplacé des dames de la Cour. Ce centon, élaboré par François Régnault, oriente en profondeur le sens de la pièce. De plus, Chéreau modifie le rythme des scènes selon un principe clairement exposé par Odette Aslan dans le numéro spécial des Voies de la création théâtrale consacré à Chéreau :

    Ce ne sont plus les entrées ou sorties des personnages qui les déterminent mais les phases de l'expérience : sept nuits et sept jours constituent les étapes d'une initiation. Chiffre rituel de la création du monde, nombre de séquences d'un récit basé sur les situations et leur évolution. A la fin de chaque nuitée, un rideau noir s'abaisse puis se relève, ponctuation symbolique du temps. Il s'agit bel et bien d'un rite de passage, de l'enfance à la puberté, le conte fantastique et philosophique devient, à la scène, cérémonie initiatique, obligatoirement nocturne.
    Première nuit : on pousse le premier « enfant » dans le jardin puis le second. Une fille, un garçon. Ils n'ont pas vraiment dix-neuf ans. Ils baignent dans une enfance prolongée, ignorante des tabous sexuels et de la notion de péché. Chacun d'eux découvre l'autre. Attirance. Envie de dominer. 
Deuxième nuit: découverte de soi-même. Egocentrisme. Besoin d'être admiré, de se mirer. Narcissisme.
 
toutes les scènes partent du sol
  Troisième nuit : séparation. La fille souffre de l'absence du garçon, de la solitude, le garçon pareillement. 
    Quatrième nuit la fille en rencontre une autre. Rivalité. Erotisme. La seconde fille s'est éprise d'un second garçon. 
    Cinquième nuit: les deux garçons se rencontrent et lient amitié. 
    Sixième nuit : mensonges, inconstance, trahison. Changements de partenaires. Eglé (la première fille) enlève Mesrin (le deuxième garçon) à Adine. Azor se console avec Adine. 
      Septième nuit : si Eglé a « trompé » la première, les autres ne se sont pas montrés moins inconstants. Mais ils ont découvert la violence, le désespoir, la folie. Avec plus d'évidence en 1976, Azor s'est suicidé. Les auteurs de l'expérience sont accablés par ses résultats tragiques. 
    La langue de Marivaux mène le bal c'est-à-dire l'action, estime Chéreau. De ce texte il extrait en effet un matériau scénique générateur d'actes. Par-dessus le style, il impose le novau dur du texte au moyen d'un jeu dense qui fait fi du « plaisir à dire » (Odette Aslan, in Les voies de la création théâtrale, p. 103

    A cela, s'ajoute encore un double lieu, l'un placé au milieu des sièges d'orchestre, symbolisant "le pays des chimères", c'est-à-dire un îlot social où collationnent quelques individus richissimes, tandis que la scène représente le lieu de la nature : un espace inquiétant, solitaire, où l'on devine vaguement les restes d'un ancien palais mais aussi une forêt impénétrable : un monde sans issue. La Musique augmente encore cette atmosphère funèbre, l'ode maçonnique de Mozart retentissant pendant sept longues minutes précédant le prologue, tandis que résonneront dans le cours de l'expérience une marche funèbre de la New Orleans, qui couvre parfois la parole, tandis que des bruits de forêt sont retraduits par les nombreux hauts-parleurs disposés dans la salle. 

Mabel King interprète Carise

    De leur côté, les personnages sont poussés au noir. Le Prince sadifie ouvertement la Princesse Hermiane, qu'il traite plutôt en captive. Les servants Carise et Mesrou, interprétés par deux acteurs chanteurs noirs américains improvisent parfois des airs de blues, empêchant les enfants de parler, éclatent de rire et raillent les terreurs de leurs petits élèves : « Dans la mise en scène, les Noirs tournent en dérision les enfants, les rabrouent, les molestent. Présents, ils inquiètent ; absents, ils leur manquent » (Odette Aslan, p. 107). Quant aux enfants — les acteurs ont gardé de cette expérience une empreinte ineffaçable —ils sont censés partir de zéro, comme si la bonne éducation n'avait jamais existé. Ils vagissent, poussent de petits cris, peinent à garder les yeux ouverts. Habillés comme des personnages de Lewis Caroll, ils dénudent, inventorient leur propre corps : toutes les situations partent du sol. Chéreau aide les comédiens à accoucher d'eux-mêmes, dans la violence (Eglé est par exemple projetée sur scène les yeux bandés, Azor, lui aussi projeté, se cogne aux murs). Peu à peu les vêtements se dégradent, deviennent des loques, des couteaux surgissent : « les enfants vivent à l'accéléré les passions et en sortent tous mutilés » (ibid. p.112).

    Tout cela aboutit à une pièce crépusculaire, pessimiste et même sadienne. On peut bien sûr contester cette lecture, mais elle nous rappelle que toute mise en scène est un feuilleté de signifiance. Chéreau lit la pièce à la lumière des savoirs de son temps : la psychanalyse, la sociologie, les sciences de l'éducation. Il en éclaire aussi les enjeux : la fête promise par le prince est devenue problématique, non seulement historiquement, mais théâtralement puisqu'elle annonce la fin de la représentation classique, dimension soulignée par Patrice Pavis :

l'inquiétant décor de La Dispute

Les fêtes promise par le Prince de La double Inconstance n'ont plus lieu d'être dans La Dispute, l'homme y est isolé, "sauvage et solitaire (S.1), il n'y a pas lieu de plaisanter (S.20). Cette fête devenue impossible en l'espace d'une vingtaine d'années — le temps de l'évolution de Marivaux et aussi de l'enfermement des adolescents — c'est aussi le siècle qui change, et qui n'est plus dominé par la grande cérémonie aristocratique. [...] La représentation — que ce soit la parade sociale ou la visualisation théâtrale — est arrivée à son sommet ; déjà elle n'est plus en mesure de représenter le seul monde aristocratique et de donner une image complète de la vie des hommes en société. (Patrice Pavis, Marivaux à l'épreuve de la scène, p. 418)

    On terminera donc cette présentation par un extrait des "disputations" de François Regnault (philosophe, écrivain et homme de théâtre), qui revient sur les reproches faits aux partis pris par Chéreau et y répond :

    Une mise en scène est une interprétation En tant que telle, et quoiqu'elle énonce des thèses sur un mode figuratif, une mise en scène ne peut rivaliser qu'avec une autre mise en scène. L'expérimentation effective qui consiste à monter une pièce ne peut se voir opposer cette expérience de pensée qu'est une mise en scène imaginée (voire meme une critique élaborée). Car la pensée seule ne rencontre pas l'obstacle de l'acteur, à la fois objection et tremplin pour elle ; non plus qu'elle n'a à affronter l'espace, qui introduit des rapports inédits, ni le temps de la représentation, ou de la diction, qui oblige à des scansions indéductibles. Dès lors, à défaut du metteur en scène, le philosophe qui a assisté aux répétitions et a vu tel et tel acteur échouer et réussir, se sent la bouche cousue devant telle ou telle argumentation écrite. Il a envie de dire: « Faites vous-même l'expérience de monter La Dispute, et vous me direz s'il est aisé de tenir longtemps, avec ces personnages-ci et cette intrigue-là, le pari de l'optimisme et de la fête.» ("Disputation" in Les Voies de la création théâtrale, p.117)

 

Patrice Pavis, Marivaux 
à l'épreuve de la scène, Sorbonne éd. 1986

Les voies de la création
théâtrale, CNRS, 2002
 




 

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