Marie-Louise Elisabeth d'Orléans, duchesse de Berry : portrait d’une scandaleuse

         
W. Hogarth, Orgie (1732-1735
        A l’occasion de la partie au programme consacrée cette année à Saint-Simon, Marcel découvre la scandaleuse, la crapuleuse, l'enivrante Duchesse de Berry. Las, bien que toute l'Intrigue du mariage de M. le duc de Berry : Mémoires, avril-juillet 1710 soit consacrée à la machination de cette alliance, il n’est pratiquement pas question d’elle, sauf pour suggérer rapidement à la toute fin du récit à quel point ce mariage a été une calamité et pour le marié et pour le royaume. Il faut donc aller fouiner dans le reste des Mémoires pour découvrir le nombre et l’ampleur des frasques commises par l’invivable duchesse de Berry. Signalons l'excellent article que lui consacre François Raviez dans le collectif Femmes et libertinage au XVIIIème siècle (PUR 2004) et auquel cette chronique doit beaucoup (voir Ressources en Ligne 2023 pour l'accès à cet article)
         
        Alors, duchesse de Berry, alias  «Mademoiselle » (c'est son titre), alias « Joufflotte » (c'est son surnom) qu'avez-vous donc fait pour plonger ainsi dans la consternation non seulement le duc et la duchesse de Saint-Simon, mais encore votre mère la duchesse d'Orléans, votre mari le duc de Berry et finalement la Cour tout entière ? Grâce à Saint-Simon-la-pipelette, quoique il ait bien promis de « n'en dire que ce qui ne s'en pourra taire » (GF, p. 173) nous sommes renseignés à profusion sur la fougueuse duchesse, son caractère et ses frasques.

Un portrait tout en dégradé...

        Mme la duchesse de Berry a fait tant de bruit dans l’espace d’une très courte vie que, encore que la matière en soit triste, elle est curieuse et mérite qu’on s’y arrête un peu. Née avec un esprit supérieur, et, quand elle le voulait, également agréable et aimable, et une figure qui imposait et qui arrêtait les yeux avec plaisir, mais que sur la fin le trop d’embonpoint gâta un peu, elle parlait avec une grâce singulière, une éloquence naturelle qui lui était particulière, et qui coulait avec aisance et de source, enfin avec une justesse d’expressions qui surprenait et charmait. Que n’eût-elle point fait de ces talents avec le roi et Mme de Maintenon, qui ne voulaient que l’aimer, avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui l’avait mariée, et qui en faisait sa propre chose, et depuis avec un père régent du royaume, qui n’eut des yeux que pour elle, si les vices du cœur, de l’esprit et de l’âme, et le plus violent tempérament n’avaient tourné tant de belles choses en poison le plus dangereux. L’orgueil le plus démesuré et la fausseté la plus continuelle, elle les prit pour des vertus, dont elle se piqua toujours, et l’irréligion, dont elle croyait parer son esprit, mit le comble à tout le reste. (Mémoires, T17, chap.11)

Un prodige d'esprit, d'orgueil, d'ingratitude et de folie

P. Gobert, portrait de la duchesse de Berry
        C’était un prodige d’esprit, d’orgueil, d’ingratitude et de folie, et c’en fut un aussi de débauche et d’entêtement. À peine fut-elle huit jours mariée qu’elle commença à se développer sur tous ces points, que la fausseté suprême qui était en elle, et dont même elle se piquait comme d’un excellent talent, ne laissa pas d’envelopper un temps, quand l’humeur la laissait libre, mais qui la dominait souvent. On s’aperçut bientôt de son dépit d’être née d’une mère bâtarde, et d’en avoir été contrainte, quoique avec des ménagements infinis ; de son mépris pour la faiblesse de M. le duc d’Orléans, et de sa confiance en l’empire qu’elle avoit pris sur lui ; de l’aversion qu’elle avait conçue contre toutes les personnes qui avaient eu part à son mariage, parce qu’elle était indignée de penser qu’elle pût avoir obligation à quelqu’un, et elle eut bientôt après la folie non seulement de l’avouer, mais de s’en vanter. Ainsi elle ne tarda pas d’agir en conséquence. (Mémoires, T9, chapitre VII)


Irritable et malfaisante

    Irritable à un point rare (il est partout question de ses crises de rage), elle voue à sa mère une haine farouche, qui n'a d'égal que l'amour fusionnel qu'elle porte à son père. Incapable de se contraindre et ou même d'écouter le moindre avis raisonnable, elle se brouille avec tout ce qui compte dans le royaume et sème la zizanie dans la famille royale, terreau d'ailleurs assez fertile en rancunes et haines recuites. Son mari, son père parviendront-ils à la contenir un peu ?

M. le duc de Berry, né bon, doux, facile, en était extrêmement amoureux, et, outre que l'amour l'aveuglait, il était effrayé de ses emportements. M. le duc d'Orléans, comme on ne le verra que trop dans la suite, était la faiblesse et la fausseté même. Il avait aimé cette fille dès sa naissance préférablement à tous ses enfants, et il n'avait cessé de l'aimer de plus en plus; il la craignait aussi; et elle, qui sentait ce double ascendant qu'elle avait sur l'un et sur l'autre, en abusait continuellement. M. le duc de Berry, droit et vrai, mais qui était fort amoureux, et dont l'esprit et le bien-dire n'approchait pas de celui de Mme la duchesse de Berry, se laissait aller souvent contre ce qu'il pensait et voulait, et, s'il osait la contredire, il en essuyait les plus terribles scènes. M. le duc d'Orléans, qui presque toujours la désapprouvait, et presque toujours s'en expliquait très-naturellement à Mme la duchesse d'Orléans et à d'autres, même à M. le duc de Berry, ne tenait pas plus que lui devant elle, et s'il pensait vouloir lui faire entendre raison, les injures ne lui coûtaient rien: elle le traitait comme un nègre, tellement qu'il ne songeait après qu'à l'apaiser et à obtenir son pardon, qu'elle lui faisait bien acheter. Ainsi, pour l'ordinaire, il donnait raison à elle et à Mme la duchesse d'Orléans sur les sujets de leurs brouilleries, ou sur les choses que l'une faisait et que l'autre improuvait, et c'était un cercle dont on ne pouvait le sortir. (T9, chap. 16)

soupçons d'inceste

Ces soupçons, probablement infondés, étaient une fable publique à la cour. Outre que le duc d'Orléans « avait aimé cette fille dès sa naissance préférablement à tous ses enfants », père et fille ont des affinités : ils ont en commun le goût de l'impiété, de la débauche et du vin et ils aiment débattre sans se soucier le moins du monde du public :

Lui et Mme la duchesse de Berry disputaient quelquefois qui des deux en savait là-dessus davantage, et quelquefois à sa toilette devant Mme de Saint-Simon, et ce qui y était avant le public, et M. le duc de Berry même, qui était fort vrai et qui en avait horreur, et sans que Mme de Saint-Simon, qui n'en souffrait pas moins et pour la chose et pour l'effet, pût la tourner en plaisanterie, ni leur faire sentir la porte pour sortir d'une telle indiscrétion. (T12, chap. 5)

Il n'en faut guère plus pour faire naître une rumeur d'inceste, qui s'enfle au point que Saint-Simon éprouve le besoin de s'en ouvrir au duc d'Orléans. Mal lui en prend : celui-ci s'empresse de le répéter à sa fille qui s'en vengera sur Mme de Saint-Simon !

        Il passait beaucoup de temps par jour avec elle, surtout tête à tête dans son cabinet. On a vu (t. VIII, p. 278) que le monde s'était noirci de fort bonne heure d'une amitié de père qui, sans les malheureuses circonstances de cabales enragées, n'aurait jamais été ramassée de personne. La jalousie d'un si grand mariage, que ces cabales n'avaient pu empêcher, se tourna à tâcher de le rendre infructueux; et l'assiduité d'un père malheureusement né désœuvré, et dont l'amitié naturelle et de tout temps trouvait de l'amusement dans l'esprit et la conversation de sa fille, donna beau jeu aux langues de Satan. Leur bruit fut porté jusqu'à M. le duc de Berry, qui, de son côté, voulant jouir en liberté de la société de Mme sa femme, s'importunait d'y avoir presque toujours son beau-père en tiers, et s'en allait peu content. Ce bruit de surcroît le frappa fort. (T9, chap XVI)

le goût du vin 

    Et donc elle boit ! et naturellement, elle boit souvent, beaucoup et trop, elle s'enivre "jusqu'à perdre connaissance" (T.12, chap 5). Habituée à des parties de débauche avec tous les roués de la Cour, amis de son père, rien ne la retient, ni la présence des dames, ni même son mari à qui elle reprocherait plutôt de ne pas boire autant qu'elle...

        Je passerai légèrement ici sur une aventure qui, entée sur quelques autres, fit du bruit quelque soin qu’on prît à l’étouffer. Mme la Duchesse de Bourgogne fit un souper à Saint-Cloud avec Mme la Duchesse de Berry, dont Mme de Saint-Simon se dispensa. Mme la Duchesse de Berry et M. le Duc d’Orléans, mais elle bien plus que lui, s’y enivrèrent, au point que Mme la Duchesse de Bourgogne, Mme la Duchesse d’Orléans et tout ce qui était là ne surent que devenir ; M. le Duc de Berry y était, à qui on dit ce qu’on put, et à la nombreuse compagnie, que la Grand-duchesse amusa ailleurs du mieux qu’elle put. L’effet du vin, haut et bas, fut tel qu’on en fut en peine, et ne la désenivra point : tellement qu’il la fallut ramener en cet état à Versailles. Tous les gens des équipages le virent, et ne s’en turent pas ; toutefois, on parvint à le cacher au Roi, à Monseigneur, et à Mme de Maintenon. (T8, chap. XIX)

... et celui des hommes

            Le tableau ne serait pas complet sans une petite collection d'amants assez croquignolette ! Saint-Simon écrit pudiquement qu'elle a eu « maintes passades » ; maintes chansons populaires circulent d'ailleurs sur son compte (dernier couplet de "Les couches de la duchesse de Berry" : Depuis la mort de son mari,/ Cet aimable duc de Berry / O ! reguingué ! oh ! lon lan la ! / Pour ne point éteindre sa race, / Elle épouse la populace)
        Ces "passades" ne seraient guère originales si notre ardente duchesse ne les menait avec éclat, au mépris de sa réputation, de celle de son mari et de celle de ses amants ! Saint-Simon consent à nous raconter deux galanteries particulièrement extravagantes.
        Follement éprise de l'écuyer de son mari, un certain La Haye (« grand homme sec, à visage écorché, l'air sot et fat »), la duchesse en a fait son chambellan. Mais cela ne suffit pas. Dans une correspondance passionnée (Ah comme on aimerait qu'elle ait été conservée 😇), elle tâche de le persuader de l'enlever au beau milieu de la cour, puisqu'ils puissent vivre leur amour échevelé à visage découvert. Mais l'amant hésite, il a peur : 

La Haye pensa mourir d'effroi de la proposition qu'elle lui en fit elle-même, et elle de la fureur où la mirent ses représentations. Des conjurations les plus pressantes elle en vint à toutes les injures que la rage lui put suggérer, et que les torrents de larmes lui purent laisser prononcer. La Haye n'en fut pas quitte pour une attaque, tantôt tendre, tantôt furieuse. Il était dans le plus mortel embarras. Enfin la terreur de ce que pouvait enfanter une folie si démesurée força sagement sa discrétion pour que rien ne lui fût imputé, si elle se portait à quelque extravagance. Le secret fut fidèlement gardé, et on prit les mesures nécessaires. La Haye cependant n'avait osé disparaître, à cause de M. le duc de Berry d'une part et du monde de l'autre qui, sans être au fait de cette incroyable folie, y était de la passion. Quand à la fin Mme la duchesse de Berry, ou rentrée en quelque sens, ou hors de toute espérance de persuader La Haye, vit bien clairement que cette persécution n'allait qu'à se tourmenter tous deux, elle cessa ses poursuites, mais la passion continua jusqu'à la mort de M. le duc de Berry et quelque temps après. (T.12, chap VI)

        Elle se rabat ensuite sur Riom, « gros garçon court, joufflu, pâle, qui avec force bourgeons ne ressemblait pas mal à un abcès » ; il n'avait paraît-il aucun esprit, mais était fort vigoureux.... Elle le couvre de dentelles et de présents et elle en fait son maître :
    Riom était doux et naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon. Il sentit bientôt le pouvoir de ses charmes, qui ne pouvaient captiver que l’incompréhensible fantaisie dépravée d’une princesse. […] Il fut bientôt paré des plus riches dentelles et des plus riches habits, plein d’argent, de boîtes, de joyaux et de pierreries. Il se faisait désirer ; il se plaisait à donner de la jalousie à sa princesse, à en paraître lui-même encore plus jaloux. Il la faisait pleurer souvent. (T. 13, chap XVI)

Une triste fin, sans oraison funèbre...


        Mais il faut bien finir ce portrait, si pittoresque soit-il. Notre duchesse, probablement enceinte de son dernier amant (elle a mené à terme six grossesses, mais aucun enfant n'a survécu plus de quelques jours), meurt à 23 ans des mauvaises suites d'une grossesse (un accouchement ?) le 20 juillet 1719 et meurt d'autant plus sûrement que Chirac, un de ses médecins lui a administré un purgatif. A l'exception de son père et de son amant Rions (qu'elle a probablement épousé en secret), elle ne laisse de regrets à personne :

        Enfin sur le minuit du 21 juillet, Mme la duchesse de Berry mourut, deux jours après le forfait de Chirac. M. le duc d’Orléans fut le seul touché. Quelques perdants s’affligèrent ; mais qui d’entre eux eut de quoi subsister ne parut pas même regretter sa perte. Mme la duchesse d’Orléans sentit sa délivrance, mais avec toutes les mesures de la bienséance. Madame ne s’en contraignit que médiocrement. Quelque affligé que fût M. le duc d’Orléans, la consolation ne tarda guère. Le joug auquel il s’était livré et qu’il trouvait souvent pesant, était rompu. Surtout il se trouvait affranchi des affres de la déclaration du mariage de Rion et de ses suites, embarras d’autant plus grand, qu’à l’ouverture du corps, la pauvre princesse fut trouvée grosse ; on trouva aussi un dérangement dans son cerveau. Cela ne promettoit que de grandes peines et fut soigneusement étouffé pour le temps. (T17, chap XI)
        Quant à Marcel, il se demande comment Diable un personnage aussi spectaculaire n'a pas encore inspiré un cinéaste ! En tout cas, son incroyable tempérament nous aura un moment divertis de l'austère Intrigue du mariage du duc de Berry. Qu'elle repose en paix. 






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